vendredi 15 janvier 2016

Le Diagnostic en tant que symptôme. Sur la crise de la Gauche en Amérique Latine


Par Edwin Cruz
El diagnóstico como síntoma. Sobre la crisis de la izquierda
14 janvier 2016. Bogotá
in "Palabras al margen"

Suite aux défaites électorales en Argentine et au Vénézuela, différents diagnostics ont été posés sur ce qui est perçu comme une crise de la gauche en Amérique Latine après près de trois décennies au gouvernement. Même si ce que j'ai eu l'opportunité de lire n'est sûrement pas représentatif de tout ce qui a été écrit sur le sujet, les analyses semblent se définir autour de deux perspectives opposées.

D'un côté, on souligne les problèmes de gestion des gouvernements progressistes ou populistes, avec dans ce cadre, la corruption ou l'accumulation des rentiers, mais aussi l'échec de ces gouvernements dans leur détermination à dépasser le "modèle" néolibéral et, suivant l'analyste, à avancer vers un autre modèle de développement ou même à abandonner le projet développementiste, si ce n'est le capitalisme lui-même. Ainsi, le renflouement électoral de la droite trouverait son explication dans les capacités réduites de gestion publique de la gauche qui a été incapable d'aller au delà de l'assistancialisme focalisé dans ses politiques sociales et s'est employée à approfondir un modèle économique extractiviste qui, en plus de très graves problèmes socio-économiques et environnementaux, conduit à la délégitimisation du gouvernement. Finalement, ce type d'analyse suppose que la gauche doit apprendre à gouverner, c'est à dire à orienter la société depuis l'Etat.

D'un autre côté, et partiellement en réponse à ce qui précède, on souligne les contraintes du contexte dans lequel les gouvernements progressistes ont dû agir. Dans cette perspective, la défaite électorale ne s'explique pas tant par leurs propres limites mais par les arguties de leurs adversaires. L'environnement international a changé et si l'essor de ce type de gouvernement a été possible quand les USA ont dévié quelque temps leur regard du "patio arrière", il est prévisible que leur préoccupation renouvelée pour la région latino américaine conduise à un redressement de la droite. De plus, il n'est pas très réaliste de prétendre qu'en quelques années au gouvernement, on puisse transformer les héritages coloniaux, comme la dépendance extractiviste et l'exportation des matières premières, enracinés depuis plus de deux siècles dans ces sociétés. L'échec aux élections serait, enfin, une défaite des tactiques politiques et électorales mises en oeuvre par la "défense stratégique" des processus.

Evidemment, selon les différents cas nationaux, les analyses sur la crise des gauches latino américaines sont plus complexes et riches en nuances. Pourtant, ces diagnostics ciblés invariablement sur des problèmes de gestion et de concurrence électorale, semblent paradoxalement fonctionner comme des symptômes d'une crise plus générale.  Mon hypothèse rejoint un autre point de vue : Le problème réside dans la compréhension de la politique qui a guidé les pratiques de la gauche pendant ces dernières années, aussi bien du côté des gouvernements progressistes que du côté de ceux qui les critiquent. Il s'agit d'une forme de compréhension de la politique qui, d'une certaine façon, est anachronique car elle ne répond pas aux défis de la société contemporaine.

Alors que pendant longtemps, on a reproché à certaines expressions de gauche leur "réductionnisme économiciste", on pourrait peut-être aujourd'hui sermonner toute la gauche en raillant son excès de "politicisme", palpable à travers les perspectives interprétatives évoquées ci-dessus. Ainsi, comme l'économie est fondamentale dans n'importe quel processus de transformation sociale, la politique l'est aussi mais, comme l'affirme la sagesse populaire : Trop est l'ennemi du bien. Surtout quand on use un concept restreint de la politique. En effet, la gauche semble s'être résignée à agir dans le champ étroit de la politique délimité par les conceptions de ses adversaires néolibéraux. Dans la pratique, la politique a été réduite aux élections et au gouvernement ou à la gestion publique. Ainsi, les moyens ont pu être confondus avec les fins.

Agir avec cette conception de la politique conduit la gauche à des impasses. Ou bien on accepte les normes, et donc l'alternance du pouvoir et la légitimité d'un projet de gouvernement et de société contraire, ou bien on ne l'accepte pas, et alors le présidentialisme est renforcé, on change les règles du jeu politique en détériorant les poids et les contre-poids institutionnels, et on instaure l'autoritarisme au nom du peuple. Dans les deux cas, la gauche sort perdante, sans parler de tout projet radical de transformation sociale.

Il en est de même avec cet accent contemporain sur la gestion publique, la gouvernance et l'administration. A gauche, aujourd'hui, prédomine une approche "étatocentrique" de la politique, semblable à celle qui a été dominante au milieu du XXème siècle avec l'essor des populismes, quand tout effort de transformation sociale passait nécessairement par l'Etat. Ce qui est paradoxal ici, c'est que dans les sociétés contemporaines, ni l'Etat ni la politique n'ont la centralité qu'ils avaient à l'époque. Et donc, les stratégies de la gauche pouvaient être couronnées de succès à l'époque mais pas dans le contexte présent.

La majorité des problèmes transcendants de la réalité contemporaine sont pratiquement in-gérables ou non-gérables au niveau de l'Etat car, comme l'a affirmé Zygmunt Bauman, la politique aujourd'hui -dans le cadre de l'Etat- est déliée du pouvoir qui s'exerce à des hauts niveaux, cachés et "non politiques" au sens conventionnel. Immanuel Wallerstein l'avait déjà dit. Il y a trois échelles dans le système-monde : Celle de l'expérience, qui correspond au niveau du territoire et de la vie quotidienne ; celle de l'idéologie, qui désigne l'Etat-Nation ; et celle de la réalité qui se réfère au système-monde comme totalité. Les problèmes de la sphère de l'expérience ne trouvent de solutions que dans la spère de la réalité, d'où le caractère idéologique de la gestion de l'Etat. Aujourd'hui, il est plus que jamais évident que l'Etat n'est qu'un engrenage d'un système plus complexe et que le pouvoir "réel" se trouve ailleurs. Et donc "bien" gérer l'Etat, c' est d'une certaine mesure, être fonctionnel pour le système dont il fait partie. Et cet "être fonctionnel" impose nécessairement des limitations drastiques à ce que les gouvernements peuvent ou ne peuvent pas décider et réaliser : Voir le cas grec.

Je ne voudrais pas que la formulation de ces vérités soit interprétée comme un appel à méconnaitre l'importance de la démocratie formelle, de la prise du pouvoir de l'Etat ou d'une administration transparente, efficiente et efficace par la gauche. Le climat contemporain n'est pas propice aux formules simples. La situation est si complexe que des esprits aiguisés comme Slavoj Žižek ont suggéré que l'horizon politique de la gauche est la défense, réelle et pas seulement tactique, des valeurs libérales face à l'incompétence des libéraux eux-mêmes pour les rendre effectives. Chantal Mouffe, pour sa part, a manifesté qu'aujourd'hui, il ne s'agit pas tant de radicaliser la démocratie selon le projet qui avait été tracé avec Ernesto Laclau en 1985, sinon de la récupérer. Pourtant, comme l'avait également affirmé Wallerstein en examinant les contraintes que la gestion de l'Etat et les dynamiques partidaires et électorales imposent aux projets de transformation, s'il est vrai qu'il ne convient pas de mépriser le lieu de l'Etat et du gouvernement, on ne devrait pas tomber dans l'illusion qu'on peut choisir le meilleur dans les processus électoraux ou que l'exercice du gouvernement sera suffisant pour obtenir des transformations sociales. En fait, la réduction de la politique à sa conception néolibérale est à la racine de la crise actuelle des gauches.

Les défaites électorales laissent entrevoir que la forme néolibérale de compréhension et de pratique de la politique n'a pas pu se transformer et qu'au contraire, la gauche semble l'avoir entièrement faite sienne. Les grandes transformations sociales opérées dans la région pendant ces quatre dernières décennies ont apporté un bénéfice clair aux façons de faire la politique de la droite. Ces grandes transformations peuvent être synthétisées dans un processus unique : L'empire de la logique du marché, de l'échange basé sur le taux de change dans tous les domaines de la vie sociale.

Les liens sociaux d'aujourd'hui sont basés principalement sur l'utilité et le calcul qui ont fait reculer la solidarité, la fraternité et même l'amour. Les conséquences plus ou moins claires de ce fait peuvent se comprendre si on élargit un peu le sens de la privatisation comme l'a fait Bauman : la prédominance d'un individualisme excessif qui plonge les personnes dans la solitude, la peur et l'insécurité matérielle et psychologique, face à l'absence de projets et d'instances collectives et publiques portés par des logiques autres que marchandes, qui puissent pallier d'une certaine manière aux incertitudes croissantes de la vie quotidienne. Ici, la politique se réduit à une concurrence pour des voix où la rationalité des élus comme des électeurs se limite au calcul des coûts et bénéfices dans un délai immédiat. De là vient la difficulté à configurer des espaces et des intérêts publics qui ne soient pas restreints à la superposition ou à la somme des intérêts individuels, mais qui soient un produit distinct de cette somme. Et la difficulté à ce que les paris collectifs de transformation sociale survivent aux explosions éphémères des protestations et qu'ils puissent se projeter, ne serait-ce qu'à court terme.

La défaite de la gauche dans les urnes serait, alors, une défaite sur le terrain de l'adversaire qui sait exploiter les peurs, les insécurités, les incertitudes, la rationalité, en un mot, la subjectivité de l'individu qu'il s'est efforcé de construire pendant la longue période d'hégémonie néolibérale. Cela expliquerait pourquoi, après deux décennies de gouvernement de gauche, les électeurs continuent à se comporter comme des individus rationnels dont les calculs ne vont pas au delà de l'immédiat et, pour cette raison, finissent par soutenir des options pro-fascistes ou oligarchiques. Si nous nous en tenions aux résultats, il semblerait qu'au lieu d'un effort soutenu pour changer la subjectivité et le sens des relations sociales, la gauche a accepté passivement l'existence de cet individu rationnel, "court-termiste" et bardé de peurs, qui la met aujourd'hui en crise, et qu'elle s'est bornée à engendrer des stratégies de marketting politique pour attirer périodiquement des voix, stratégies qui ne diffèrent guère de celles mises en oeuvre par la droite, avec une plus grande dextérité et plus de succès.

Il serait injuste, pourtant, d'affirmer que les gouvernements de gauche n'ont rien fait pour sortir du cercle vicieux de la politique néolibérale. Les grands efforts des politiques de communication tendent précisément à combattre la subjectivité et la culture politique dominantes. Les nationalisations peuvent se concevoir comme un premier pas dans le chemin de la dé-privatisation des liens sociaux. Les processus d'intégration régionale sont une alternative pour disputer le pouvoir des "marchés" et les agents qui dominent le monde globalisé. Mais on est en attente d'un plus grand effort pour redonner du sens au concept et à la pratique de la politique. On ne peut pas reléguer à un second plan, supposément "non politique", la dispute sur tout ce qui ne se réduit pas à la concurrence dans les élections et le gouvernement : Il faudrait s'efforcer de "gagner des âmes" avant les voix. 

Le néolibéralisme ne se réduit pas à un modèle de développement économique, il s'est infiltré dans les dispositifs bigarrés de production de subjectivité en modelant les relations sociales. Et donc, la lutte contre le néolibéralisme ne peut pas se borner au terrain d'une sphère politique restreinte à la concurrence sur les voix et les charges gouvernementales. Il est nécessaire de disputer le sens même de la politique. Comprendre jusqu'à quel point la gauche s'est imprégnée de la conception et de la pratique néolibérale de la politique est peut-être un pas nécessaire pour avancer dans cette dispute.

Edwin Cruz Rodríguez est politologue de l'Université Nationale de Colombie. Il travaille sur l'interculturel, les mouvements indigènes, l'histoire politique colombienne et latino américaine.

Traduction : Catherine Marchais
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