mardi 16 janvier 2018

La nouvelle 11ème thèse


Par Carlos Boaventura de Sousa Santos
Source : Blog Publico

En 1845, Karl Marx a écrit les célèbres Thèses sur Feuerbach. Rédigé après les Manuscrits économiques et philosophiques de 1844, le texte constitue une première formulation de l'intention marxienne : Construire une philosophie matérialiste centrée sur la praxis transformatrice, radicalement différente de ce qui était dominant à l'époque, et dont le principal représentant était Ludwig Feuerbach. Dans la célèbre onzième thèse, la plus connue de toutes, il déclare : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer". Le terme "philosophes" est utilisé au sens large, en référence aux producteurs de connaissance érudite, incluant aujourd'hui toute la connaissance humaniste et scientifique considérée comme fondamentale, en opposition aux sciences appliquées.

Au début du XXIe siècle, cette thèse pose deux problèmes. Le premier, c'est qu'il n'est pas vrai que les philosophes se soient employés à contempler le monde sans que leur réflexion n'ait eu d'impact sur la transformation du monde. Et même si cela a eu lieu quelque fois, cela a cessé avec le surgissement du capitalisme ou, plus largement, avec l'émergence de la modernité occidentale, surtout à partir du XVIe siècle. Les études sur la sociologie de la connaissance des cinquante dernières années ont prouvé que les interprétations du monde dominantes à une époque donnée sont celles qui légitiment, rendent possibles ou facilitent les transformations sociales menées par les classes ou les groupes dominants.

La conception cartésienne de la dichotomie nature/société ou nature/humanité en est le meilleur exemple. Concevoir la nature et la société (ou l'humanité) comme deux entités, deux substances selon la terminologie de Descartes, totalement différentes et indépendantes l'une de l'autre, comme la dichotomie corps/âme, et construire sur cette base tout un système philosophique est une innovation révolutionnaire. Cela choque le "sens commun", car nous n'imaginons pas d'activité humaine sans la participation d'un certain type de nature, en commençant par la capacité et l'activité d'imaginer qui a , elle-même, une composante cérébrale, neurologique. De plus, si les êtres humains ont une nature, la nature humaine, il sera difficile d'imaginer que cette nature n'a rien à voir avec la nature non humaine. La conception cartésienne a évidemment de nombreux antécédents, depuis les textes les plus antiques de l'Ancien Testament (le livre de la Genèse) jusqu'aux plus récents de Francis Bacon, qui fut presque son contemporain, et qui considérait que la mission de l'être humain est de dominer la nature. Mais ce fut Descartes qui a conféré au dualisme la consistance de tout un système philosophique.

Le dualisme nature/société, selon lequel l'humanité est totalement indépendante de la nature et la nature est également indépendante de la société, est tellement constitutive de notre manière de penser le monde, notre présence et notre insertion au monde, que penser de manière alternative est quasiment impossible, même si le sens commun nous rappelle que rien de ce que nous sommes, pensons ou faisons, ne peut se soustraire en soi de la nature. Pourquoi alors, dans les milieux scientifiques et philosophiques, cette prévalence et cette quasi évidence de la séparation totale entre nature et société ? Aujourd'hui, il est démontré que cette séparation, aussi absurde qu'elle puisse paraître, a été une condition nécessaire à l'expansion du capitalisme. Sans cette conception, il n'aurait pas été possible de légitimer les principes d'exploitation et d'appropriation sans fin qui ont guidé l'entreprise capitaliste depuis le début.

Le dualisme contenait un principe de différenciation hiérarchique radicale entre la supériorité de l'humanité/société et l'infériorité de la nature, une différenciation radicale qui se basait sur une différence constitutive, ontologique, inscrite dans les plans de la création divine. Cela a permis que, d'un côté, la nature se transforme en une ressource naturelle inconditionnellement disponible pour l'appropriation et l'exploitation au bénéfice exclusif de l'être humain. Et d'un autre côté, que tout ce qui est considéré comme nature, soit objet d'appropriation dans les mêmes termes. C'est à dire que la nature, au sens large, englobait des êtres qui, étant si proches du monde naturel, ne pouvaient pas être considérés pleinement humains.

De cette manière, on a reconfiguré le racisme pour signifier l'infériorité naturelle de la race noire et donc, la conversion "naturelle" des esclaves en marchandises. Ce fut l'autre conversion dont n'a jamais parlée le père António Vieira (fameux jésuite portugais, 1608-1697), mais qui fut présuposée dans toutes les autres conversions dont il parla brillamment dans ses sermons. L'appropriation est devenue l'autre face de la surexploitation de la force de travail. La même chose a eu lieu avec les femmes, en reconfigurant l'infériorité "naturelle" des femmes, qui venait de très loin, en la convertissant en condition de leur appropriation et surexploitation, qui consiste dans ce cas à l'appropriation du travail non payé des femmes qui s'occupent de la famille. Ce travail, aussi productif que l'autre, a été considéré par convention comme lié à la reproduction pour pouvoir le dévaluer, convention que le marxisme a rejeté. Depuis lors, l'idée d'humanité en est venue à coexister nécessairement avec l'idée de sous-humanité, la sous-humanité des corps racialisés et sexualisés. Nous pouvons donc conclure que la compréhension cartésienne du monde était impliquée jusqu'à la moelle dans la transformation capitaliste, colonialiste et patriarcale du monde.

Dans ce cadre, la onzième thèse sur Feuerbach pose un deuxième problème. Pour affronter les graves problèmes du monde d'aujourd'hui, qui vont des niveaux choquants d'inégalité sociale à la crise environnementale et écologique, au réchauffement global irrésistible, la désertification, le manque d'eau potable, la disparition des régions côtières, des événements "naturels" extrêmes, etc... : il n'est pas possible d'imaginer une pratique transformatrice qui puisse résoudre ces problèmes sans une autre compréhension du monde. Cette autre compréhension doit recueillir, de manière nouvelle, le "sens commun" de la mutuelle interdépendance entre l'humanité/la société et la nature. C'est une compréhension qui part de l'idée qu'au lieu de substances, il y a des relations entre la nature humaine et toutes les autres natures, que la nature est inhérente à l'humanité et que l'inverse est également vrai. Et que c'est un contresens de penser que la nature nous appartient, si nous ne pensons pas, de manière réciproque, que nous appartenons à la nature.

Ce ne sera pas facile. Contre la nouvelle compréhension et donc, contre la nouvelle transformation du monde, de nombreux intérêts agissent, bien enracinés dans les sociétés capitalistes, colonialistes et patriarcales dans lesquelles nous vivons. Comme je l'ai démontré, la construction d'une nouvelle construction du monde sera le résultat d'un effort collectif et d'une époque, c'est à dire, qu'il aura lieu au sein d'une transformation paradigmatique de la société. La civilisation capitaliste, colonialiste et patriarcale n'a pas de futur, et son actualité démontre qu'elle ne survit que par la voie de la violence, la répression, les guerres déclarées et non déclarées, l'état d'exception permanent, la destruction sans précédents de ce que l'on continue à considérer comme une ressource naturelle, et donc, disponible sans limites. Ma contribution personnelle dans cet effort collectif a consisté dans la formulation de ce que j'appelle les épistémologies du Sud. Dans ma conception, le Sud n'est pas un lieu géographique, c'est une métaphore pour désigner les connaissances construites dans les luttes des opprimés et des exclus contre les injustices systémiques causées par le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat, tout en sachant évidemment que beaucoup de ceux qui constituent le sud épistémologique ont vécu et vivent aussi dans le sud géographique.

Ces connaissances n'ont jamais été reconnues comme des apports pour une meilleure compréhension du monde par les titulaires de la connaissance érudite ou académique, qu'elle soit philosophique, du domaine des sciences sociales ou des sciences humaines. C'est la raison pour laquelle l'exclusion de ces groupes a été radicale, une exclusion abyssale, qui a résulté de la ligne abyssale qui a séparé le monde entre les pleinement humains, où n'est possible que l'exploitation (la sociabilité métropolitaine), et le monde des sous-humains, populations jetables où sont possibles l'appropriation et la super-exploitation (la sociabilité coloniale). Une ligne et une division qui prévalent depuis le XVIe siècle jusqu'à aujourd'hui. Les épistémologies du Sud cherchent à recueillir les connaissances produites de l'autre côté de la ligne abyssale, le côté colonial de l'exclusion, afin de pouvoir les intégrer dans de larges écologies de savoirs où elles pourront interagir avec les connaissances scientifiques et philosophiques, afin de construire une nouvelle compréhension/transformation du monde.

Ces connaissances -jusqu'à maintenant invisibles, ridiculisées, supprimées- ont été produites tant par les travailleurs qui ont lutté contre l'exclusion non abyssale (zone métropolitaine), comme par les nombreuses populations aux corps racialisés et sexualisés en résistance contre l'exclusion abyssale (zone coloniale). En se centrant particulièrement sur cette dernière zone, les épistémologies du Sud portent une attention spéciale aux sous-humains, celles et ceux qui ont précisément toujours été considérés les plus proches de la nature. Les connaissances produites par ces groupes, avec leur immense diversité, sont étrangères au dualisme cartésien et, au contraire, conçoivent la nature non-humaine comme profondément impliquée dans la vie sociale-humaine, et vice-versa. Comme disent les peuples indigènes des Amériques : "La Nature ne nous appartient pas, c'est nous qui appartenons à la Nature". Les paysans du monde entier ne pensent pas de manière très différente. Et il en arrive de même avec des groupes chaque fois plus nombreux de jeunes écologistes urbains partout dans le monde.

Cela signifie que les groupes sociaux les plus radicalement exclus par la société capitaliste, colonialiste et patriarcale, parmi lesquels beaucoup furent considérés comme des résidus du passé en voies d'extinction ou de blanchiment, sont ceux qui, du point de vue des épistémologies du Sud, sont en train de nous montrer une porte vers l'avenir, un futur digne de l'humanité, et de toutes les natures humaines et non humaines qui la composent. Faisant partie d'un effort collectif, les épistémologies du Sud sont un travail en cours, encore embryonnaire. Dans mon cas, je pense que jusqu'à aujourd'hui, je n'ai pas réussi à exprimer toute la richesse analytique et transformatrice contenue dans les épistémologies du Sud que je propose. J'ai souligné que les trois modes principaux de domination moderne - la classe (capitalisme), la race (racisme) et le sexe (patriarcat)- agissent en s'articulant et que cette articulation varie avec le contexte social, historique et culturel, mais je n'ai pas porté suffisamment d'attention au fait que ce mode de domination s'appuie tellement sur la dualité société/nature, que sans le dépassement de cette dualité, aucune lutte de libération ne peut être un succès.

Dans ce contexte, la nouvelle onzième thèse devrait avoir une formulation de ce type : "Les philosophes, les chercheur.e.s en sciences sociales et les humanistes doivent collaborer avec tou.te.s celles et ceux qui luttent contre la domination, afin de créer des formes de compréhension du monde qui rendent possible des pratiques de transformation du monde libérant conjointement le monde humain et le monde non humain". Il est certain que c'est beaucoup moins élégant que la onzième thèse originale, mais cela nous serait peut être plus utile.

Source : Blog Publico
Traduction : CM