lundi 30 octobre 2017

L'oligarchie n'accepte rien de ce qui menace la dictature du capital


Entretien avec Carlos A. Lozano Guillén, directeur de VOZ 
Une analyse de la réalité colombienne  

Source : Rédaction politique de VOZ

Carlos A. Lozano Guillén est le directeur de VOZ et un analyste reconnu sur le thème de la paix. La preuve en est qu'il a écrit sept ouvrages sur ce sujet à différentes époques. Pour www.semanario voz.com, nous avons voulu connaître ses opinions sur les difficultés rencontrées pour l'application de l'Accord de La Havane et leurs perspectives de dépassement, au milieu des contradictions avec les ennemis de la paix, des fragilités du gouvernement de Santos, de la campagne électorale et la recherche d'une solution démocratique de la crise.

Question : Certains analystes, de droite comme de gauche, considèrent que le processus de paix traverse une crise difficile à résoudre. Suite à la décision de la Cour Constitutionnelle qui donne un feu vert aux modifications des projets par les congressistes, feu vert que ces derniers ont pris très au sérieux, on assiste à une crise de confiance, une crise du respect des engagements, une crise de l'application, en raison de la résistance du Congrès de la République à voter les lois et les actes législatifs qui mettent en oeuvre l'Accord de La Havane. Quelle est votre opinion ?

Réponse : Prenons les choses une par une. Il y a une crise dans le processus d'application de l'Accord de La Havane. Il est l'objet d'une espèce de renégociation dans certains cas et aussi de changement arbitraire, tant de la part du gouvernement et des agents de l'Etat que des congressistes, dont ceux qui sont dans la coalition gouvernementale. C'est, pour le Gouvernement, l'Etat et les partis de la coalition officialiste, sans doute pour des raisons différentes, une manière de poser un lapin à l'Accord avec les FARC-EP. Quelles qu'en soient les raisons, c'est un acte de trahison, un manque de parole. Les FARC-EP, par contre, ont respecté au pied de la lettre les engagements des accords pactés à La Havane - et qui les obligent. C'est la différence.

La panique de l'oligarchie face aux réformes

Au fond, ce que nous avons toujours expliqué est ratifié. J'ai dit à de multiples reprises dans de nombreuses analyses sur les processus de paix, et en faisant des comparaisons avec les précédents, que l'oligarchie colombienne, toute sans exception, a une peur panique des changements, des réformes démocratiques. Pour préserver le pouvoir sempiternel qu'ils ont maintenu grâce à la violence et la terreur, ils savent que leur pire ennemi est la démocratie, le régime des libertés et des garanties. C'est pourquoi les processus antérieurs ont échoué et c'est à cause de cela que la mise en oeuvre de l'Accord de la Havane est en crise. La clef de la classe dominante bourgeoise pour se maintenir au pouvoir a été la violence, la précarité démocratique et donc, ils n'ont aucun intérêt aux changements, aussi minimes soient-ils. Il y a parmi eux un secteur réaliste qui a compris la nécessité d'une ouverture limitée et c'est de là que viennent les tentatives de paix dialoguée et le succès de La Havane, mais ils cèdent aux pressions, ils font des concessions à l'ultradroite militariste et guérrière.

Les FARC ont respecté leur parole et ils ont mis fin à la lutte armée : ils ont laissé les armes et ils ont fait le passage à un parti sans armes, c'était ce qui intéressait Santos, Uribe Vélez, Vargas Lleras, Martínez Neira, et tous ceux qui détiennent le pouvoir et aspirent à maintenir le statu quo. Les changements qu'ils permettent sont ceux qui ne mettent pas en danger leur pouvoir politique et économique. C'est ce que Santos a appliqué pendant la négociation... Pas question de discuter le modèle économique, la propriété privée, la "confiance des investisseurs", etc... Rien de ce qui menace la dictature du capital.

Des contradictions dans le bloc dominant

Q : Mais il y a des contradictions entre eux...

R :  Bien sur qu'il y en a. On pourrait appeler ça les contradictions du bloc hégémonique au pouvoir, ou bloc dominant. Et elles s'expriment de différentes manières. Alors que Santos, par exemple, veut la réconciliation parce que la paix est son drapeau et que la paix n'a pas de sens sans réconciliation, l'extrême droite, elle, revendique la victoire militaire, prône la vengeance, les représailles et promeut la violence. Elle veut voir Timoleón et tous les anciens membres du Secrétariat des FARC en prison et extradés aux Etats-Unis. Mais en plus, ceux qui sont les plus compromis dans la guerre sale, le terrorisme d'Etat, la violence contre le mouvement populaire, la promotion du paramilitarisme et le génocide, ont peur de la justice transitionnelle et de la Juridiction Spéciale de Paix, la célèbre JEP, car il se pourrait qu'ils aient à y répondre de leurs atrocités. Ce sont les politiciens traditionnels, les chefs d'entreprise, grands propriétaires, éleveurs, commerçants qui ont protégé les crimes, les ont financé et l'ont fait en toute impunité. Celui qui a carte blanche, c'est l'ex-président Uribe Vélez qui a commis toute une série d'irrégularités et de délits et qui a été couvert par la Commission des Accusations de la Chambre des Représentants (Commission des Absolutions, dit-on). Mais il tombera. Que ce soit à la Cour Pénale Internationale ou quand existera une véritable justice dans le pays. Je partage la proposition de Roy Barreras, sénateur officialiste qui, face à l'offensive réactionnaire du Congrès, affirme que la meilleure voie est la convocation d'une Assemblée Nationale Constituante à moyen terme.

Un polititien réaliste mais avec un jeu double

Q : Ce que vous avez dit de Santos le met dans le camp des gentils ?

R : On ne peut pas dire ça comme ça. Santos est un politique réaliste, mais il joue aussi un double jeu. Au gouvernement, ils sont en train de reformuler parties des accords. Sa position est ambigüe, il fait des concessions à l'extrême droite. Il y a des ennemis de la paix à l'intérieur du Gouvernement et de l'Etat, et il n'agit pas contre eux. Il ne respecte pas non plus les pactes sociaux avec les communautés et cela fragilise les accords de paix, il y a une profonde insatisfaction populaire dans le pays. Regardez tout le jeu qu'il a donné à Vargas Lleras, cet affairiste en politique qui a monté sa campagne présidentielle avec des fonds publics et qui est à la tête du parti Cambio Radical, un des partis les plus infestés de parapolitique et de corruption. C'est pour ça qu'il craint tant la JEP. Il a fait un clin d'oeil à Néstor Humberto Martínez Neira pour qu'il soit Procureur Général de la Nation et regardez le rôle néfaste qu'il joue comme saboteur de la paix. Rodrigo Lara, le président de la Chambre, est un provocateur contre les accords de paix, son père Rodrigo Lara Bonilla, un homme extraordinaire, un démocrate, fondateur du Comité Permanent des Droits Humains, doit se retourner rageusement dans sa tombe en voyant son fils parrainer la guerre et soutenir les paramilitaires qui l'ont assassiné. Quelle horreur !

Camarades, il ne faut pas oublier que Santos a été le ministre de la défense d'Uribe Vélez, que pendant son mandat, il a fait l'attaque en Equateur pour assassiner Raúl Reyes, qu'il y a eu les faux positifs, et qu'il a soutenu les actions contre les facilitateurs de paix. Tout cela compte à l'heure de faire des bilans. Ne nous trompons pas. Il n'est pas correct, par exemple, de proposer des alliances électorales avec lui pour défendre l'Accord de La Havane, comme le proposent certains à gauche. L'assassinat d'Alfonso Cano a été un acte de trahison, alors qu'il était le principal interlocuteur pour établir les dialogues avec les FARC, il n'a pas hésité à ordonner son exécution. L'histoire n'est pas capricieuse, elle est têtue. Elle est vraie quand on raconte ou on écrit bien.

Le pays est ébranlé par les explosions sociales. La réponse qui y est donnée est au refus de les résoudre et la répression aux mains des criminels de l'ESMAD que le Gouvernement ne veut pas dissoudre malgré les exigences des organismes humanitaires nationaux et internationaux. On agit pas non plus contre le paramilitarisme et ses complices qui baignent de sang la géographie nationale. Dans le camp de la gauche et du mouvement populaire, il y a trop de morts et pourtant les sphères officielles continuent à nier l'existence du paramilitarisme et la vague systémique de violence. Il s'agit d'un plan d'extermination qui a le soutien des secteurs militaristes et d'espionnage de l'Etat. Et Santos n'agit pas. Je ne dis pas qu'il est engagé dedans, mais seulement qu'il n'agit pas en conséquence. Une partie des chefs de l'armée conspirent contre la paix. Ne nous y trompons pas.

Ce n'est pas l'hécatombe

Q : Et donc, que faire ? Quel chemin emprunter ?

R : D'abord, il faut dire que la situation est grave, délicate, mais que ce n'est pas non plus l'hécatombe. Nous ne sommes pas au fond du trou, sans solution. Quelquefois, on entend des discours catastrophiques, apocalyptiques. Comme s'il n'y avait plus de solutions. Cette conduite est erronée parce qu'elle engendre de la panique chez les gens et du pessimisme, elle paralyse la mobilisation et la réponse populaire. Au contraire, l'ensemble de la gauche et des organisations sociales d'avant-garde sont en train d'agir, en train de promouvoir la résistance populaire et la dénonciation internationale de ce qui se passe dans le pays. La grève du Sommet Agraire est exemplaire. Les mobilisations dans plusieurs régions aussi. La grève des pilotes, des fonctionnaires de la DIAN, les déclarations de la USO et l'appel à une grève générale nationale en défense des Accords de la Havane et de la vie, nous montrent le chemin à suivre. Nous ne pouvons pas être dans l'expectative, il faut agir, lutter. La meilleure tranchée, c'est la lutte et la résistance des masses.

Il y a d'autres initiatives qui avancent comme le référendum révocatoire du maire de Bogotá, Enrique Peñalosa, il y a aussi celles en provenance des organisations sociales et syndicales qui sont réunies quasiment en session permanente, et qui mûrissent les conditions d'une grêve nationale qui est inévitable. Il y a un bon état d'esprit dans le secteur social et populaire, et c'est important, car cela représente la présence de la majorité de la gauche.

Q : Il y a aussi le dialogue avec l'ELN...

R : Oui, l'observation est pertinente. Le dialogue avec l'ELN est en train de se développer et il est en bonne voie, avec un cessez-le-feu bilatéral qui court jusqu'au mois de janvier, avec des possibilités de prolongement. Il faut le défendre. La consigne n'est pas seulement de défendre l'Accord de La Havane, mais aussi le dialogue avec l'ELN en Equateur, il doit être maintenu et continuer. La réunion récente de la direction du parti FARC avec les délégués de l'ELN à la table de Quito est très importante. Le non-respect des accords de La Havane par le Gouvernement n'est pas un bon message, il ne donne pas confiance à la guérrilla de l'ELN. C'est le chef négociateur du Gouvernement, Juan Camilo Restrepo, qui l'a lui-même reconnu il y a quelques jours, dans un entretien qu'il m'a accordé pour Telesur.

Le processus électoral

Q. Le processus de mise en oeuvre de l'Accord a lieu pendant la campagne électorale, cela n'exacerbe-t-il pas encore plus l'état d'esprit de l'extrême droite et des ennemis de la paix ?

R : Oui, bien sur. L'extrême droite uribiste, toujours aussi arrogante, annonce qu'elle mettra en miettes l'Accord de La Havane et qu'elle interrompera les dialogues avec l'ELN. C'est la politique de la terre brulée, de la guerre totale. Et c'est ce que nous devons prendre en compte pour élaborer la tactique électorale de la gauche.

L'Accord Final de La Havane n'a pas seulement mis un point final au conflit armé de plus d'un demi siècle, il a aussi ouvert d'énormes perspectives d'avancées en matière de réformes démocratiques et sociales. L'ouverture démocratique, c'est ni plus ni moins pour dépasser définitivement les causes du conflit.  C'est une réalité. C'est pourquoi le chemin dans la campagne électorale et au delà, c'est de forger un front large de forces alternatives pour défendre ce qui a été conquis et agir, à travers un programme commun, avec l'ambition de prendre le pouvoir, pour vaincre le bloc hégémonique de la droite et bloquer la route de l'extrême droite délirante et fachisante. C'est un front large, démocratique et progressiste, non limité au champ de la gauche. Il doit aller au delà d'elle, sans composantes réformistes mais en comprenant bien la portée réelle du front. Pour la démocratie et l'amélioration des conditions sociales, pour consolider les résultats de La Havane et ce qui viendra de Quito. Dans cette direction, l'idée d'un gouvernement de transition est pertinente. C'est un moment historique de transition, pour avancer vers un autre moment du stade politique et social national.

Si nous faisons un rappel historique, il y a des exemples dans le passé. Le plus significatif, tout en gardant les proportions, fut peut-être celui de la politique du front populaire en Europe et dans le monde pour barrer le passage au nazisme et au fachisme. En Colombie, cela s'est exprimé par le soutien des communistes au gouvernement de Alfonso López Pumarejo appelé la "révolution en marche", afin de freiner la menace des conservateurs adorateurs du nazifascime de l'époque. S'il n'y avait pas eu cette réalité, on n'aurait peut-être pas donné ce soutien. Par contre, ce fut une erreur de ne pas avoir soutenu Jorge Eliécer Gaitán dans les élections de 1946 que gagna Mariano Ospina Pérez qui instaura un régime terroriste d'Etat grâce à la défaite libérale. Regardez les exemples de l'histoire qui doivent nous servir, non pas pour les répéter, mais pour mieux analyser le meilleur chemin dans ce moment historique. Lénine a orienté la révolution démocratique-bourgeoise, en février 1917, comme voie d'unité pour vaincre le tsarisme et ce fut l'antichambre de la révolution socialiste d'octobre qui fête cent ans ces jours-ci.

Les principes sont inaltérables

Cela ne veut pas dire que la gauche révolutionnaire abandonne ses principes. C'est une question de corrélation des forces, car il s'agit d'accumuler des forces dans la nouvelle réalité en vue de la lutte stratégique pour les changements structurels, les transformations révolutionnaires et le socialisme. Accumuler des forces pour avancer dans la définition du problème du pouvoir.

Timoleón a bien expliqué que les avancées de l'Accord de La Havane sont ceux qu'a permis la corrélation des forces, c'est ce qu'enseigne le b-a-ba de la théorie révolutionnaire. En ce qui nous concerne, nous sommes marxistes-léninistes, communistes, nous ne sommes pas des anarchistes illusoires qui pensent que la révolution est toujours au coin de la rue. Cette révolution, nous devons la construire. Et ainsi, alors que la démocratie incommode la droite, c'est notre meilleur allié dans la lutte pour le pouvoir. Il y a des expériences dans toute la planète. La plus récente est celle du Vénézuela bolivarien, où la gauche a changé la tendance politique avec l'élection de la constituante et les élections des gouverneurs. Elle ne s'est pas laissée cerner par le terrorisme de l'opposition ni par les bandes mafieuses soutenues de l'extérieur.

Ici, nous avons eu du soutien de l'extérieur. De l'Union Européenne, d'Amérique Latine, pour construire la paix, pour tourner la page de la violence qui dure depuis plus d'un demi siècle, c'est important.

C'est pourquoi nous soutenons une alliance des forces alternatives. La dernière plénière du Comité Central a invité les candidats alternatifs à discuter, essayer d'élaborer ensemble un programme commun, ce qui est le plus important. Cela vaut la peine d'essayer afin de défendre les dialogue de La Havane et la Table de Quito, et s'engager dans la lutte démocratique et sociale. C'est un engagement historique, un défi pour vaincre les hésitants et ceux qui encouragent la guerre.

Piedad est une révolutionnaire d'un grand courage

Q : Et dans tout cela, où se trouve Piedad Córdoba ? Je vous le demande parce que je ne sais pas si vous avez lu l'article de la Silla Vacia...

R : Je l'ai lu et cela m'a attristé de voir comment on manoeuvre une situation pour ouvrir des fissures à gauche. L'article est de Laura Ardila, une journaliste décente que je connais et que je respecte, mais elle a eu un parti-pris odieux, et elle a raconté son histoire dans cette direction. Je ne crois pas qu'elle l'ait fait de mauvaise foi, peut-être par attachement à Piedad, qui est une personnalité extraordinaire, une héroïne de la lutte démocratique en Colombie et une femme qui a beaucoup de qualités.

Laura m'a interviewé quinze minutes environ et elle a juste sorti un petit parragraphe en dehors du contexte pour accomoder ce qu'elle voulait montrer, c'est à dire que la gauche, les amis de Piedad, lui ont tourné le dos. Elle recueille même des ragots pour le démontrer et cela n'est pas sérieux. En ce qui concerne la Marche Patriotique, il ne s'agit pas de ça. Je suis un des porte-paroles de la Marche Patriotique et je sais bien que là, on l'aime, on l'apprécie et on ne lui a pas tourné le dos, il y a des décisions en cours qui n'ont pas été adoptées. Et dans plusieurs régions, les gens de la Marche Patriotique l'ont accompagnée dans ses tournées électorales. Personnellement, je ne lui ai pas tourné le dos non plus et je ne suis pas un ingrat, parce que Laura assure que Piedad finance le journal VOZ. La vérité, c'est qu'elle nous aide et je l'en remercie. Une fois, il y a trois ou quatre ans, elle nous a fait une contribution économique importante. L'année dernière, elle nous a financé un coktail au Club des Exécutifs et en décembre, elle nous a prêté de l'argent que nous lui avons déjà remboursé. Ce furent des gestes généreux, propres d'une femme comme Piedad, solidaire et battante. Mais elle ne l'a jamais conditionné à autre chose que de voir VOZ continuer la bataille journalistique et révolutionnaire. Ce fut quelque chose de normal, transparent et sans aucune irrégularité. Et donc le parti-pris instillé par Laura est indigne. En réalité, VOZ se finance avec le soutien du Parti Communiste, des organisations syndicales du pays et de l'extérieur, ave ses propres ressources qui proviennent de la vente du journal et des campagnes financières, avec le Festival de VOZ et l'aide de personnalités généreuses comme Piedad Córdoba.

Nous aimons beaucoup Piedad, je l'admire personnellement et elle a été une amie très proche qui m'a soutenu dans dans moments difficiles comme celui qui m'est arrivé pour raisons de santé. Elle a le droit de réaliser sa campagne présidentielle et elle a suffisamment de mérites pour présider ce pays. Et tout le monde doit avoir la certitude que Piedad a un espace dans ce projet unitaire, et si ce devait être, ce serait une excellente candidate. Mais cela doit être le fruit du processus unitaire même, des décisions démocratiques de celles et ceux qui intègrent le front. Piedad, evidemment, a ses propres opinions et elles sont très respectables. C'est tout.

Source : Semanario VOZ
Traduction : CM


jeudi 26 octobre 2017

Qui a intérêt à l'érradication violente de la coca ?


Par Monica Arias
Source : Palabras al Margen

A propos du massacre de Tumaco

En Colombie, la culture de la feuille de coca est dans l'oeil du cyclone. Elle est aussi le coeur de la réussite ou de l'échec de l'Accord de La Havane car c'est la base de son principal objectif : Celui de terminer une guerre et sortir le narcotrafic des campagnes, de la politique et de l'économie.

Le port de Tumaco, qui se situe dans la région du département de Narino au bord du Pacifique, est le territoire le plus emblématique de cette croisée des chemins : Cette municipalité concentre 16% du total de la zone cultivée de coca en Colombie (environ 23.148 hectares)(1).

Cela explique l'impact du massacre qui a eu lieu le 5 octobre dernier dans les hameaux de Alto Mira et Frontera, à Llorente, sur le territoire municipal de Tumaco. Huit cultivateurs de coca y ont été assassinés et vingt autres ont été blessés, par des tirs attribués à la Police Anti-Drogues selon les organisations populaires.

Le massacre est le résultat d'une tension accumulée. Depuis le 28 septembre, près de 1.000 paysans cultivateurs de coca réalisent ce qu'ils appellent des "occupations humanitaires", une mobilisation permanente autour des plantations de coca pour éviter les opérations d'erradication forcée de la Police Nationale. D'autre part, depuis le début de la mise en oeuvre de l'Accord entre le Gouvernement et les FARC-EP, dans le département de Narino et dans d'autres (2), les mafias du narcotrafic ont commencé une campagne de menaces pour empêcher que les associations paysannes acceptent la substitution concertée. Plusieurs familles paysannes et des leaders communaux de Tumaco ont été forcées à déménager à cause de ces pressions.

Ainsi, dans le département du Narino, se trouvent de petites exploitations (qui sont potentiellement l'objet de la substitution concertée) et de grandes plantations de coca contrôlées par les mafias de la drogue (qui ne peuvent pas être un objet de substitution). Mais l'action de la Force Publique est indiscriminée, elle ne fait pas la différence entre les petits et les grands exploitants. C'est pourquoi les petits cultivateurs sont le dos au mur : d'un côté les mafias qui leur mettent la pression pour qu'ils continuent à cultiver et à répandre les cultures, d'un autre côté, le Gouvernement et les FARC qui font la promotion de la substitution et, évidemment, le Ministère de la Défense qui, poursuivant la stratégie du gouvernement des Etats-Unis, impose l'erradication. Finalement, les plus affectés sont les paysans pauvres et leurs familles dont l'unique ressource est la feuille de coca.


La mise en oeuvre de l'Accord

Comme souvent en Colombie, il s'agit là de la chronique d'une tragédie annoncée et ce n'est peut-être pas la dernière. Depuis le début de la mise en oeuvre de l'Accord de la Havane, la ruralité est réapparue comme un point de basculement entre la guerre et la paix.

L'Accord promeut une substitution des cultures illicites pour les petits cultivateurs, sur la base du volontariat, de la gradualité et de la concertation. Au cas où l'on n'arriverait pas à une concertation, le point 4 de l'Accord prévoit que "le Gouvernement procédera à l'erradication des cultures d'usage illicites, en priorisant l'erradication manuelle où c'est possible, et en prenant en considération le respect des droits humains, l'environnement, la santé et le Bien Vivre" (3). Mais sous les pressions du Gouvernement des Etats-Unis, le Gouvernement colombien a opté pour une double stratégie du "cinquante-cinquante" : 50.000 hectares pour la substitution concertée et 50.000 hectares pour l'erradication forcée, comme objectif à atteindre en 2017 (4). Depuis, les affrontements ne cessent pas. Comme l'explique un leader paysan : "Les fonctionnaires viennent pour nous expliquer et nous demander de signer les accords de substitution, et le jour d'après, la police arrive avec l'ESMAD (compagnie anti-émeutes) et ils arrachent les plants. Mais alors, sans les plants ? Quelle substitution ?". En cette année 2017, il y a déjà eu au moins 5 affrontements entre les cultivateurs de coca et la police :
  • Janvier - Avril : Manifestations cocaleras dans le Narino et fermeture de la voie vers la mer (5)
  • Juillet : Affrontements entre la Police Nationale et les cultivateurs de coca dans le Guaviare (6)
  • Juillet : Affrontements entre la Police Nationale et les cultivateurs de coca dans le Meta et le Caqueta (7)
  • Septembre : Manifestations cocaleras dans le Catatumbo, le Nord du Santander (8)
  • Octobre : Mort de 8 paysans cultivateurs de coca à Tumaco
Dans ce contexte, le massacre de Tumaco est le terrible épisode d'un conflit qui se trame depuis le début de la mise en oeuvre de l'Accord et qui se base au moins sur deux éléments : D'abord, la politique contradictoire qui imbrique érradication forcée et substitution concertée et ensuite, la désastreuse stratégie historique de l'Etat colombien qui "signe ce qui est exigé, puis ne respecte pas ce qui est accordé". Cette stratégie s'est sédimentée depuis plus d'un siècle dans un cycle vicieux de violence - négociation - accord - violation - violence.


La question paysanne derrière la coca

Depuis qu'elle a été introduite par les cartels de Cali et de Medellin à la fin des années 70, plus qu'une culture, la coca est devenue un axe des dynamiques économiques, politiques et sociales du territoire dans le sud du pays. La coca apparaît dans le Putumayo et le Narino quand les politiques agricoles de Carlos Lleras Restrepo commencent à décliner. Avec la liquidation de l'Institut du Marché Agricole, l'IDEMA, les colons du Putumayo se sont retrouvés sans soutien officiel et face à la chute des prix, ils ont trouvé une alternative dans la coca. C'est dans les années 90 que l'erradication a commencé : Les Programmes de Développement Alternatif, les PDA (pendant le gouvernement de César Gaviria) et plus tard les PLANTE (gouvernement de Samper) ont promis santé, éducation, des routes et du développement à la population contre l'arrachage de la coca, mais la seule chose qui est véritablement arrivée, c'est l'erradication, sans la santé, ni l'éducation, ni les opcions viables pour l'agriculture. Dans ce contexte, surgit la protestation sociale qui s'exprime dans la grêve civique de 1994 et dans les marches cocaleras de 1996 pour exiger de l'Etat qu'il respecte les alternatives économiques pour la substitution. Les Gouvernements signent mais ils ne respectent jamais. En 1997 apparaît le Bloque Sur des paramilitaires des AUC et cela engendre des déménagements massifs.

Au milieu de la violence, ces paysans quittent le Putumayo, ils vont coloniser de nouvelles terres et ils perdent leurs droits sur celles qu'ils avaient. Certains d'entre eux arrivent à des zones comme Alto Mira, à Tumaco, où la culture de coca trouve un bon créneau, un territoire avec un fleuve, de la montagne, une frontière et une terre sans propriété, où s'entremêlent les luttes pour la terre des colons et des conseils communautaires afrodescendants.

L'Accord de la Havane affirme que le problème n'est pas d'erradiquer mais d'avoir des alternatives économiques. Le Point 4.1 sur la substitution des cultures doit être complètement articulé avec le Point 1 sur la Réforme Rurale Intégrale. C'est à dire que l'Etat comme les FARC-EP reconnaissent que l'arrachage de la plante ne suffit pas : Ce dont on a besoin, c'est de la titrisation des terres (point 1.1), de programmes de développement (point 1.2 - PDET) et de plans nationaux qui amènent des routes, des connexions, la santé, l'éducation et le logement dans les zones rurales du pays.

Mais la classe politique colombienne n'écoute pas les experts. Depuis 2002, Dario Fajardo a insisté sur le fait que "pour semer la paix, il faut adoucir la terre" mais au Congrès de la République, on combine la lenteur des débats avec la modification de ce qui a été accordé et le premier projet de loi qui contribue à la mise en oeuvre des points 1 et 4 de l'Accord n'a toujours pas été attribué. Selon l'Observatoir de Suivi de la Mise en Oeuvre de l'Accord de Paix -OIAP-, la mise en oeuvre normative des points 1 et 4 n'atteint que 6,9%. Les grands propriétaires régionaux continuent à être accrochés à la terre, et avec elle, à la violence.

Ainsi, la paix n'arrive pas encore dans les campagnes. La Force Publique tire, les grands narcotrafiquants menacent et l'Etat n'offre pas d'alternatives. La Police viendra erradiquer et elle s'en ira, comme d'habitude. Les politiques sociales n'arriveront pas, comme d'habitude. Dans ces circonstances, on revit le déménagement forcé.

Qui est donc intéressé par l'erradication ? L'histoire des marches de la coca des années 90 le révèlent clairement : Avec le départ des paysans, les groupes armés mafieux prennent le contrôle du territoire, du transport comme des cultures (qui même arrachées, seront resemées), on perd tout droit de propriété paysanne et la paix est repoussée de quelques décennies.

Monica Arias Fernandez est doctorante en Philosophie Politique
Université Paris 7 Denis Diderot

  1. Datos tomados del informe SIMCI 2017 sobre cultivos ilícitos para el año 2016, consultado el 13/09/2017. Ver: https://www.unodc.org/documents/colombia/2017/julio/CENSO_2017_WEB_baja.pdf 
  2. ver el caso del asesinato de dos líderes cocaleros de Córdoba en enero de 2017 en: https://www.las2orillas.co/a-sangre-y-fuego-las-autodefensas-gaitanistas-buscan-retomar-uraba/ 
  3. Acuerdo Final para la Terminación del Conflicto y la Construcción de una Paz Estable y Duradera firmado el 24 de noviembre en el Teatro Colón.  P. 107. Consultado el 05/10/2017 en:http://www.altocomisionadoparalapaz.gov.co/procesos-y-conversaciones/Documentos%20compartidos/24-11-2016NuevoAcuerdoFinal.pdf 
  4. Ver: https://www.elespectador.com/noticias/paz/gobierno-espera-erradicar-100000-hectareas-de-cultivos-ilicitos-en-2017-articulo-702534 
  5. Ver: http://www.elpais.com.co/judicial/tumaco-sigue-paralizada-por-protestas-de-cocaleros.html 
  6. Ver: http://www.rcnradio.com/locales/meta/un-policia-retenido-y-varios-campesinos-desaparecidos-dejan-protestas-cocaleras-en-guaviare/ 
  7. Ver: https://www.elespectador.com/noticias/nacional/enfrentamientos-entre-cocaleros-y-la-policia-en-meta-y-caqueta-articulo-703626 
  8. Ver: https://www.laopinion.com.co/region/tension-por-erradicacion-de-coca-en-el-catatumbo-140221 

mardi 24 octobre 2017

Colombie : La paix en danger. Uni-e-s pour défendre la vie et la paix



Source : Pacocol

La mise en oeuvre de l'Accord Final est en grand danger. Au Boycott législatif, se sont ajoutés les masacres de la force publique et du paramilitarisme, particulièrement à Tumaco et dans le Sud-Est colombien. Les 6 ex-combattants désarmés assassinés à San Jose del Tapaje, le crime de José Jair Cortés dans la zone rurale de Tumaco, les crimes perpétrés contre les enseignantes Liliana Astrid Ramirez à Natagaima (Tolima), Benicia Tobar à Guachené (Cauca) et contre l'ex-combattant amnistié Henry Meneses Ruiz à Miranda (Cauca), entre autres, et qui ont eu lieu à quelques jours ou quelques heures de différence, les menaces contre la direction nationale de l'Union Patriotique et l'attentat frustré contre le camarade Omar Romero à Cali, ne peuvent pas continuer à être considérés comme des faits isolés par l'Etat Colombien qui tourne le dos à ses responsabilités constitutionnelles.

Nous dénonçons ce que nous considérons comme un tournant dangereux en matière d'engagements officiels pour la mise en oeuvre de la paix. L'offensive du Procureur général, celle du parti Cambio Radical et du Centre Démocratique au Congrès, complète la politique de guerre contre les cultivateurs de coca menée par le Ministère de la Défense, à la marge et ouvertement contre l'engagement étatique sur le point IV de l'Accord Final. Le gouvernement impose par la force l'erradication en méconnaissant l'accord de paix, avec l'argument de Washington selon lequel respecter l'accord, c'est favoriser le terrorisme. Le massacre de El Tandil, dont la responsabilité officielle ne peut être occultée, marque la trajectoire téméraire d'une politique de guerre sociale qui cherche à reconfigurer d'innocents citoyens et d'anciens combattants désarmés, qui ont une volonté de paix, en "ennemi interne".

On est en train de se moquer de l'engagement de l'Etat dans l'Accord Final sur les garanties pour la vie et la non-répétition. Nous lançons une alerte à la Communauté internationale, à la deuxième mission de l'ONU, à la MAP-OEA, aux pays garants et accompagnateurs, à toutes les forces démocratiques et aux défenseur-e-s des droits humains du continent et du monde : En Colombie, la paix est en danger et nous avons besoin de redresser la trajectoire de cet espoir pour la Colombie et pour toute l'Amérique Latine.
  • Nous demandons que cessent le massacre et les menaces contre les défenseur-e-s de la paix.
  • Nous demandons d'arrêter l'erradication forcée, de réafirmer la priorité de la concertation volontaire du PNIS et des Plans de Développement Territoriaux.
  • Nous demandons des garanties spéciales de sécurité pour les Espaces Territoriaux de Qualification et de Réincorporation, et la cessation des opérations de guerre et d'intimidation.
  • Nous demandons la concrétisation d'une Unité Spéciale de Recherche du Ministère Public, avec une autonomie et des ressources pour enquêter sur toutes les facettes du système paramilitaire.
  • Nous demandons à ce que soit respecté le rôle de la Commission de Suivi de la Mise en Oeuvre CSIVI, en tant qu'instance responsable bilatérale du respect des accords.
  • Nous demandons de rendre plus facile le respect de leurs fonctions aux autorités civiles territoriales  et aux organisations populaires, ainsi que l'accompagnement solidaire des ex-combattants et ETCR.
Nous appelons à ce que toutes les voix et toutes les volontés s'unissent pour soutenir l'Accord Final avec les FARC et le dialogue de Quito avec l'ELN. La mobilisation nationale unitaire et la grève générale indéfinie sont des expressions de la paix en mouvement. Aujourd'hui plus que jamais, nous exigeons des garanties pleines et entières pour l'expression de la protestation populaire.

PARTI COMMUNISTE COLOMBIEN
UNION PATRIOTIQUE

Bogota, 22 octobre 2017



dimanche 15 octobre 2017

Le 12 octobre 1492, le capitalisme a découvert l'Amérique



Par Eduardo Galeano
Source : Servindi

Le 12 octobre 1492, le capitalisme a découvert l'Amérique. Christophe Colomb, financé par les rois d'Espagne et les banquiers de Gênes, a apporté la nouveauté aux îles de la mer Caraïbe. Dans son journal de la Découverte, l'Amiral a écrit 139 fois le mot "OR" et 51 fois le mot "DIEU" ou "Notre Seigneur".

Il ne cessait de regarder la beauté de ces plages et le 27 novembre, il prophétisa : Toute la chrétienté fera des affaires avec elles. Et il ne s'est pas trompé. Colomb a cru qu'Haiti était le Japon et que Cuba était la Chine, et il a cru que les habitants de la Chine et du Japon étaient les indiens de l'Inde. Il ne s'est pas trompé.

Au bout de cinq siècles d'affaires lucratives pour toute la chrétienté, un tiers des forêts américaines a été annihilé, cela rend stérile cette terre qui était si fertile et plus de la moitié de la population ne mange pas à tous les repas. Les indiens, victimes de la plus gigantesque spoliation de l'histoire universelle, continuent à souffrir l'usurpation des derniers restes de leurs terres, et à être condamnés à la négation de leur identité différente. On continue à leur interdire de vivre à leur manière, on continue à leur nier le droit à être. Au début, la spoliation et l'élimination de l'autre ont été exécutés au nom du Dieu du ciel. Maintenant, elles ont lieu au nom du dieu du Progrès.

Pourtant, dans cette identité interdite et méprisée, certaines clefs de l'autre Amérique possible brillent encore.

L'Amérique, aveugle de racisme, ne les voit pas.

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Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb a écrit dans son journal qu'il voulait emmener quelques indiens en Espagne pour qu'ils apprennent à parler. Cinq siècles plus tard, le 12 octobre 1989, dans une cour de justice des Etats-Unis, un indien mixtèque a été considéré retardé mental ("mentally retarded") parce qu'il ne parlait pas correctement la langue espagnole. Ladislao Pastrana, mexicain de Oaxaca, journalier illégal dans les campagnes de Californie, allait être enterré à vie dans un asile public. Pastrana ne s'entendait pas avec l'interprète espagnole et le psychologue diagnostiqua un handicap intellectuel évident. Finalement, les anthropologues ont éclairci la situation : Pastrana s'exprimait parfaitement dans sa langue, la langue mixtèque, que parlent les indiens héritiers d'une haute culture qui a plus de deux mille ans d'ancienneté.

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Au Paraguay, on parle guaraní. C'est un cas unique dans l'histoire universelle : La langue des indiens, la langue des vaincus, y est la langue nationale unanimement parlée. Et pourtant selon les sondages, la majorité des paraguayens considère que ceux qui ne comprennent pas l'espagnol sont comme des animaux.

Sur deux péruviens, il y a un indien, et la Constitution du Pérou dit que le quéchua est une langue officielle comme l'espagnol. La Constitution le dit, mais la réalité ne l'entend pas. Le Pérou traite les indiens comme l'Afrique du Sud traite les noirs. L'espagnol est l'unique langue enseignée dans les écoles et la seule comprise par les juges, les policiers et les fonctionnaires (L'espagnol n'est pas l'unique langue de la télévision, parce que la télévision parle aussi l'anglais). Il y a cinq ans, les fonctionnaires du Registre Civil des Personnes de la Ville de Buenos Aires ont refusé d'inscrire la naissance d'un enfant. Les parents, indigènes de la province de Jujuy, voulaient que leur fils s'appelle Qori Wamancha, un nom de leur langue. Le Registre argentin ne l'a pas accepté en le considérant comme un nom étranger.

Les indiens des Amériques vivent en exil sur leurs propres terres. La langue n'est pas un signe d'identité mais une marque de malédiction. Elle ne les distingue pas, elle les dénonce. Quand un indien renonce à sa langue, il commence à se civiliser... A se civiliser ou à se suicider ?

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Quand j'étais enfant, dans les écoles en Uruguay, on nous enseignait que le pays avait été sauvé du problème indigène grâce aux généraux qui dans le siècle précédent exterminèrent les derniers charrúas (Voir le très bon documentaire de Dario Arce Asenjo sur le groupe des 4 charrúas emmenés en France en 1833).

Le problème indigène : Les premiers américains, véritables découvreurs de l'Amérique, sont un problème. Et pour que le problème cesse d'être un problème, il est nécessaire que les indiens cessent d'être indiens. Les effacer de la carte ou effacer leur âme, les annihiler ou les assimiler : Le génocide ou la disparition de l'autre.

En décembre 1976, le ministre de l'intérieur du Brésil annonça triomphalement que le problème indigène serait complètement résolu à la fin du vingtième siècle : Tous les indiens seraient alors dûment intégrés à la société brésilienne et ils ne seraient plus indiens. Le ministre expliqua que l'organisme officiellement chargé de leur protection (la FUNAI, Fondation Nationale de l'Indien) aurait la mission de les civiliser, c'est à dire : la mission de les faire disparaître. Les balles, la dynamite, les cadeaux de viande empoisonnée, la pollution des fleuves, la dévastation des forêts et la diffusion des virus et bactéries inconnus des indiens, ont accompagné l'invasion de l'Amazonie par les entreprises à la recherche des minéraux, du bois et de tout le reste. Mais l'offensive longue et féroce n'a pas suffit. La domestication des indiens survivants, qui cherche à les sauver de la barbarie, est aussi une arme indispensable pour enlever les obstacles du chemin de la conquête.

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Tuer l'indien et sauver l'hommec'était le conseil du pieux colonel nord-américain Henry Pratt. De nombreuses années plus tard, le romancier péruvien Mario Varga Llosa explique qu'il n'y a pas d'autre remède aujourd'hui que celui de moderniser les indiens, même s'il faut sacrifier leurs cultures, pour les sauver de la faim et de la misère.

Le salut condamne les indiens à travailler du matin au soir dans les mines et les plantations, contre des salaires qui ne permettent pas d'acheter une boite de nourriture pour chiens. Sauver les indiens, c'est aussi briser leurs refuges communautaires et les jeter dans les réservoirs de main d'oeuvre bon marché au milieu des rues violentes des villes, où ils changent de langue, de nom et d'habits pour finir mendiants, ivrognes et putes dans les bordels. Ou sauver les indiens, c'est leur mettre un uniforme et les envoyer, fusil à l'épaule, tuer d'autres indiens ou mourir en défendant le système qui les refuse. Finalement, les indiens sont de la bonne chair à canon : Sur les 25.000 indiens nord-américains envoyés à la deuxième guerre mondiale, 10.000 sont morts.

Le 16 décembre 1492, Colomb l'avait annoncé dans son journal : Les indiens servent pour qu'on leur commande et fasse travailler, semer et faire tout ce qui est nécessaire et qu'ils construisent des villes et qu'on leur apprenne à être habillés et à vivre selon nos coutumes. Une prise d'otage des bras, un vol des âmes : Pour nommer cette opération, dans toute l'Amérique, on utilise depuis le temps des Colonies, le mot "réduire". L'indien sauvé est l'indien réduit. On réduit jusqu'à disparaître : vidé de soi, on est un non-indien, et on est personne.

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Le Chaman des indiens chamacocos du Paraguay chante aux étoiles, aux araignées et à Totila la folle qui se promène dans les forêts et pleure. 
Il chante ce que raconte le martin pécheur : 
N'aie pas faim, n'aie pas soif. 
Monte sur mes ailes et nous mangerons les poissons du fleuve et nous boirons le vent.
Et il chante ce que raconte le brouillard : 
Je viens tailler la gelée pour que ton peuple n'ait pas froid.
Et il chante ce que racontent les chevaux du ciel : 
Selles-nous et partons à la recherche de la pluie.

Mais les missionnaires d'une secte évangélique ont obligé le chaman à laisser ses plumes, ses crécelles et ses cantiques, qui seraient œuvre du Diable. Et il ne peut plus soigner les morsures de vipère, ni appeler la pluie aux temps de la sécheresse, ni voler sur la terre pour chanter ce qu'il voit. Dans un entretien avec Ticio Escobar, le chaman dit : J'ai arrêté de chanter et je suis tomber malade. Mes rêves ne savent pas où aller et ils me tourmentent. Je suis vieux, je suis mal. Finalement, à quoi cela a servi de renier ce qui est mien ?

Le chaman le dit en 1986. En 1614, l'archevêque de Lima avait ordonné que soient brûlées toutes les quenas et autres instruments de musique des indiens, il avait interdit toutes leurs danses, chants et cérémonies pour le démon ne puisse pas continuer à exercer ses ruses. Et en 1625, le médiateur du Tribunal Royal du Guatemala avait interdit les danses, les chants et les cérémonies des indiens, sous peine de 100 coups de bâton, parce qu'ils maintiennent un pacte avec les démons.

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Pour priver les indiens de leur liberté et de leurs biens, on enlève aux indiens leurs symboles d'identité. On leur interdit de chanter, de danser et de rêver à leurs dieux, alors qu'ils ont été chantés, dansés et rêvés par leurs dieux au jour lointain de la Création. Depuis les religieux et les fonctionnaires du royaume colonial, jusqu'aux missionnaires des sectes nord-américaines qui pullulent aujourd'hui en Amérique Latine, on crucifie les indiens au nom du Christ : Pour les sauver de l'enfer, il faut évangéliser ces païens idolâtres. On utilise le Dieu des chrétiens comme couverture du saccage.

L'Archevêque Desmond Tutu en parlait à propos de l'Afrique, mais cela vaut aussi pour l'Amérique : 
- Ils sont venus. Ils avaient la Bible et nous avions la terre. Et ils nous ont dit : "Fermez les yeux et priez". Et quand nous avons ouvert les yeux, ils avaient la terre et nous, nous avions la Bible.

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Les docteurs de l'Etat moderne, par contre, préfèrent la couverture de l'éducation : pour sauver les indiens des ténèbres, il faut civiliser les barbares ignorant. A l'époque et aujourd'hui, le racisme convertit la spoliation coloniale en acte de justice. Le colonisé est un sous-homme, capable de superstition mais incapable de religion, capable de folklore mais incapable de culture : Le sous-homme mérite un traitement sous-humain, et son manque de valeur correspond au prix bas des fruits de son travail. Le racisme légitime le pillage colonial et néocolonial, tout au long des siècles et des différents niveaux de ses humiliations successives.

L'Amérique Latine traite ses indiens comme les grandes puissances traitent l'Amérique Latine.

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Gabriel René-Moreno a été le plus prestigieux historien bolivien du siècle passé. De nos jours, une des universités boliviennes porte son nom. Ce héros de la culture nationale croyait que les indiens sont des ânes et qu'ils engendrent des mules quand ils sont croisés avec la race blanche. Il avait pesé le cerveau indigène et le cerveau métis, qui selon sa balance pesait entre 5, 7 et 10 onces de moins que le cerveau de race blanche. Et donc ils les considéraient incapables au niveau cellulaire de concevoir la liberté républicaine.

Le péruvien, Ricardo Palma, contemporain et collègue de Gabriel René-Moreno, a écrit que les indiens sont une race abjecte et dégénérée. Et l'argentin Domingo Faustino Sarmiento faisait ainsi l'éloge de la longue lutte des mapuches pour leur liberté : Ils sont plus indomptables, c'est à dire que ce sont des animaux plus rétifs, moins aptes à la Civilisation et à l'assimilation européenne.

Le racisme le plus féroce de l'histoire latino-américaine se trouve dans les paroles des intellectuels les plus célèbres de la fin du 19ème siècle et dans les discours des politiques libéraux qui ont fondé l'Etat moderne. Quelquefois, ils étaient d'origine indienne, comme Porfirio Díaz, auteur de la modernisation capitaliste au Méxique, qui a interdit aux indiens de marcher dans les rues principales des villes et de s'asseoir sur les places publiques s'ils ne changeaient pas les caleçons de coton pour le pantalon européen et les sandales pour des chaussures.

C'était le temps de l'articulation au marché mondial dirigé par l'empire britannique et le mépris scientifique pour les indiens accordait l'impunité au vol de leurs terres et de leurs bras. Le marché exigeait du café, prenons cet exemple, et le café exigeait plus de terres et plus de bras. Alors, continuons l'exemple, le président libéral du Guatemala, Justo Ruffino Barrios, un homme progressiste, rétablissait le travail forcé de l'époque coloniale et offrait à ses amis les terres des indiens et quantité de main d'oeuvre indienne.

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Le racisme s'exprimait avec une plus de férocité aveugle dans des pays comme le Guatemala où les indiens continuent à représenter une large majorité malgré les vagues fréquentes d'extermination.

De nos jours, il n'y a pas de main d'oeuvre moins mal payée : Les indiens mayas reçoivent 65 centimes de dollar pour couper un quintal de café ou de coton, ou une tonne de canne à sucre. Les indiens ne peuvent pas planter de maïz sans permis militaire et ne peuvent pas se déplacer sans permis de travail. L'armée organise le recrutement massif de bras pour les semences et les récoltes d'exportation. Dans les plantations, on utilise des pesticides cinquante fois plus toxiques que le niveau maximal toléré : le lait des mères est le plus contaminé du monde occidental. Felipe, le frère cadet de Rigoberta Menchu, et sa meilleure amie, Maria, sont morts dans l'enfance à cause des pesticides envoyés depuis les avions. Felipe est mort en travaillant dans le café. Maria, dans le coton. A coups de machettes et de balles, l'armée en a finit ensuite avec le reste de la famille de Rigoberta et tout les autres membres de sa communauté. Elle a survécu pour le raconter.

Avec une joyeuse impunité, on reconnait officiellement qu'entre 1981 et 1983, 440 villages indigènes ont été effacés de la carte tout au long d'une campagne intense d'annihilation qui a assassiné ou fait disparaître des milliers d'hommes et de femmes. Le nettoyage de la sierra, par la terre brûlée, a également coûté la vie d'une quantité innombrable d'enfants. Les militaires guatémaltèques ont la certitude que le virus de la rébellion se transmet par les gènes.

Une race inférieure, condamnée au vice et à l'oisiveté, incapable d'ordre de  progrès, mérite-t-elle mieux ? La violence institutionnelle, le terrorisme d'Etat, s'occupe de disperser les doutes. Les conquistadores n'utilisent plus d'armures en fer, ils revêtent les uniformes de la guerre du Vietnam. Et ils n'ont pas la peau blanche : ce sont des métis honteux de leur sang ou des indiens enrôlés de force et obligés à commettre des crimes qui les suicident. Le Guatemala méprise les indiens, le Guatemala s'auto-méprise.

Cette race inférieure avait découvert le chiffre zéro, mille ans avant que les mathématiciens européens sachent qu'il existe. Et ils avaient su l'âge de l'univers, avec une précision effarante, mille ans avant les astronomes de notre temps.

Les mayas continuent à être des voyageurs du temps.
Qu'est-ce qu'un homme sur le chemin ? Du Temps.
Ils ignoraient que le temps, c'est de l'argent, comme nous le révéla Henry Ford. Le Temps, fondateur de l'espace, leur semble sacré. Comme sont sacrés sa fille, la terre, et son fils, l'être humain. Comme la terre, et comme les gens, le temps ne peut ni s'acheter, ni se vendre. La Civilisation continue à faire tout son possible pour les détromper.

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Civilisation ? L'histoire change suivant la voix qui la raconte. En Amérique, en Europe et où que ce soit ailleurs. Ce qui pour les romains a été l'invasion des barbares, était une migration vers le sud pour les allemands.

Jusqu'à maintenant, ce n'est pas la voix des indiens qui a raconté l'histoire de l'Amérique. A la veille de la conquête espagnole, un prophète maya qui fut la bouche des dieux, l'avait annoncé : A la fin de l'avarice, les pieds du monde se délieront, ses mains se délieront, son visage se déliera. Et quand se déliera la bouche, que dira-t-elle ? Que dira l'autre voix, celle qui n'a jamais été écoutée ? Du point de vue des vainqueurs, qui jusqu'à maintenant a été l'unique point de vue, les coutumes des indiens ont toujours confirmé leur possession démoniaque ou leur infériorité biologique. Il en fut ainsi depuis les premiers temps de la vie coloniale.

Les indiens des îles caraïbes se suicident pour refuser le travail d'esclave ? C'est par oisiveté.
Ils sont dénudés comme si le corps était un visage ? C'est parce que les sauvages n'ont pas de honte.
Ils ignorent le droit de propriété, ils partagent tout, et ils n'ont pas soif de richesse ? C'est parce qu'ils sont plus parents du singe que de l'homme.
Ils se lavent avec une fréquence douteuse ? C'est parce qu'ils ressemblent aux hérétiques de la secte de Mahomet qui brûlent si bien dans les feux de l'Inquisition.
Ils ne frappent jamais les enfants et les laissent aller librement ? C'est parce qu'ils sont incapables de châtiment et de doctrine.
Ils croient dans les rêves et ils obéissent à leurs voix ? C'est l'influence de Satan, ou de la stupidité.
Ils mangent quand ils ont faim, et pas à l'heure de manger ? C'est parce qu'ils sont incapables de dominer leurs instincts.
Ils aiment quand ils sentent du désir ? C'est que le démon les pousse à répéter le péché originel.
L'homosexualité n'est pas poursuivie ? La virginité n'a aucune importance ? C'est parce qu'ils vivent dans l'antichambre de l'enfer.

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En 1523, le cacique Nicaragua demanda aux conquistadors : Et votre roi, qui l'a élu ?

Le cacique avait été élu par les anciens des communautés. Le roi de Castille avait-il été élu par les anciens de sa communauté ? L'Amérique pré-colombienne était vaste et diverse, elle contenait des modes de démocratie que l'Europe ne sut pas voir et que le monde ignore encore. Réduire la réalité indigène américaine au despotisme des empereurs incas, ou aux pratiques sanguinaires de la dynastie aztèque, équivaut à réduire la réalité de l'Europe de la Renaissance à la tyrannie de ses monarques ou aux sinistres cérémonies de l'Inquisition.

Dans la tradition guaraní par exemple, les caciques sont élus par des assemblées d'hommes et de femmes, et les assemblées les destituent s'ils ne respectent pas le mandat collectif. Dans la tradition iroquoise, les hommes et les femmes gouvernent sur un pied d'égalité. Les chefs sont des hommes, mais ce sont les femmes qui les ordonnent et qui les révoquent. Ce sont elles qui, à travers le Conseil des Matrones, ont un pouvoir de décision sur de nombreuses affaires fondamentales de l'ensemble de la confédération. Ainsi, vers les années 1600, quand les hommes iroquois se sont lancés dans la guerre tout seuls, les femmes ont fait la grève des amours. Et peu de temps après, les hommes obligés à dormir seuls se sont soumis au gouvernement partagé.

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En 1919, le chef militaire du Panama dans les îles de San Blas, a annoncé son triomphe : Les indiennes kunas ne s'habilleront plus avec des molas, mais avec des habits civilisés. Et il a annoncé que les indiennes ne se peigneraient jamais plus le nez mais les joues, comme il se doit, et qu'elles ne porteraient jamais plus d'anneaux dans le nez, mais dans les oreilles. Comme il se doit.

Soixante ans après ce chant de coq, les indiennes kunas continuent de nos jours à porter leurs anneaux d'or dans leur nez peint, et à être habillées de molas, confectionnées avec plusieurs tissus de couleur qui se croisent avec une étonnante capacité d'imagination et de beauté : Vivantes, elles s'habillent avec leurs molas et elles s'enfoncent dans la terre avec elles quand arrive la mort.

En 1989, à la veille de l'invasion nord-américaine, le général Manuel Noriega a assuré que le Panama était un pays respectueux des droits humains. "Nous ne sommes pas une tribu" a affirmé le général.

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Entre les mains des communautés, les techniques archaïques avaient rendu fertiles les déserts de la cordillère des Andes. Entre les mains des grandes exploitations privées d'exportation, les technologies modernes sont en train de convertir en déserts les terres fertiles, dans les Andes et partout.

Il serait absurde de reculer de cinq siècles dans les techniques de production. Mais il n'est pas moins absurde d'ignorer les catastrophes d'un système qui comprime les hommes, rase les forêts, viole la terre et empoisonne les fleuves pour arracher le plus gros profit en moins de temps possible. N'est-il pas absurde de sacrifier la nature et les gens sur l'autel du marché international ? Nous vivons l'absurde. Et nous l'acceptons comme si c'était l'unique destin possible.

Les cultures soi-disant primitives restent encore dangereuses car elles n'ont pas perdu leur bon sens. Le bon sens est aussi, par extension naturelle, un sens communautaire. Si l'air appartient à tous, pourquoi la terre doit-elle avoir un propriétaire ? Si nous venons de la terre et que nous retournons à la terre : Tout crime commis contre la terre ne nous massacre-t-il pas ? La terre est le berceau et la sépulture, la mère et la compagne. On lui offre la première gorgée et la première bouchée, on lui donne du repos, on la protège de l'érosion.

Le système méprise ce qu'il ignore, parce qu'il ignore ce qu'il craint de connaitre. Le racisme est aussi un masque de la peur. Que savons-nous des cultures indigènes ? Ce que nous ont raconté les films du Far West. Et les cultures africaines, qu'en savons nous ? Ce que nous a raconté le professeur Tarzan, qui n'y est jamais allé.

Un poète de l'intérieur de Bahia dit : D'abord, ils m'ont volé l'Afrique. Ensuite, ils ont volé l'Afrique en moi. La mémoire de l'Amérique a été mutilée par le racisme. Nous continuons à agir comme si nous étions les enfants de l'Europe, et de personne d'autre.

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A la fin du XIXème siècle, le médecin anglais John Down a identifié le syndrome qui porte aujourd'hui son nom. Il a cru que l'altération des chromosomes impliquait un retour aux races inférieures, qui engendraient des mongoliens idiots, des noirs idiots et des aztèques idiots. Simultanément, un médecin italien, Cesare Lombroso, a attribué au criminel né, les traits physiques des noirs et des indiens.

C'est ainsi qu'a été établie la base scientifique du soupçon qui affirme que les indiens et les noirs sont enclins par nature au crime et à la débilité mentale. Les indiens et les noirs, instruments de travail traditionnels, sont aussi depuis lors objets de science. 

A la même époque que Lombroso et Down, le médecin brésilien Raimundo Nina Rodrigues s'est mis à étudier le problème noir. Nina Rodrigues, qui était métis, est arrivé à la conclusion que le mélange des sangs perpétue les caractères des races inférieures, et donc que la race noire au Brésil constituera toujours un des facteurs de notre infériorité en tant que peuple. Ce médecin psychiatre a été le premier chercheur de la culture brésilienne d'origine africaine. Il l'a étudiée comme un cas clinique : les religions noires, comme des pathologies. Les transes, comme des manifestations d'hystérie.

Peu après, un médecin argentin, le socialiste José Ingenieros, écrivit que les noirs, honteuse scorie de la race humaine, étaient plus proches des singes anthropoïdes que des blancs civilisés. Et pour démontrer leur irrémédiable infériorité, Ingenieros donnait cette preuve : Les noirs n'ont pas d'idées religieuses.

En réalité, les idées religieuses ont traversé la mer, avec les esclaves, dans les navires négriers. Une preuve de l'obstination de la dignité humaine : Sur les côtes américaines, ne sont arrivés que les dieux de l'amour et de la guerre. Par contre, les dieux de la fécondité qui auraient multiplié les récoltes et les esclaves du maître, sont tombés à l'eau.

Les dieux batailleurs et amoureux qui complétaient la traversée ont dû se déguiser en saints blancs, pour survivre et aider à survivre des millions d'hommes et de femmes violemment arrachés d'Afrique et vendus comme des choses. Ogun, le dieu du fer, s'est fait passé pour Saint Georges ou Saint Michel. Chango, avec tous ses éclairs et ses tonnerres, est devenu Sainte Barbara. Obatala s'est converti en Jésus-Christ, et Oshún, la divinité des eaux douces, a été la Vierge de la Chandeleur...

Dieux interdits. Dans les colonies espagnoles et portugaises, et dans toutes les autres. Dans les îles anglaises, après l'abolition de l'esclavage, on a continué à interdire les tambours ou à jouer des instruments à vents à la manière africaine. Et on a continué à attribuer des peines de prison pour le simple fait d'avoir une image d'un dieu africain. Des dieux interdits, parce qu'ils exaltent dangereusement les passions humaines et les incarnent.

Friedrich Nietzche a dit une fois : Moi, je ne pourrais croire qu'en un dieu qui sache danser. Comme José Ingenieros, Nietzche ne connaissait pas les dieux africains. S'il les avait connu, il aurait peut-être cru en eux. Et il aurait peut-être changé quelques unes de ses idées. José Ingenieros, va savoir.

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La peau brune marque d'incorrigibles défauts de fabrique. Ainsi, la terrible inégalité sociale, qui est également raciale, trouve sa couverture dans les tares héréditaires. C'est ce qu'avait observé Humboldt il y a deux cents ans, et il en est encore ainsi dans toute l'Amérique : La pyramide des classes sociales est obscure à sa base et claire au sommet. Au Brésil, par exemple, la démocratie raciale aboutit à ce que les plus blancs sont en haut et les plus noirs en bas.

A propos de noirs aux Etats-Unis, James Baldwin écrit : Quand nous avons laissé le Mississipi et que nous sommes venus au Nord, nous n'avons pas trouvé la liberté. Nous avons trouvé les pires lieux sur le marché du travail, et nous y sommes encore.

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Un indien du Nord de l'Argentine, Asunción Ontíveros Yulquila, évoque aujourd'hui le traumatisme qui a marqué son enfance : Les bonnes personnes, les belles personnes, c'était celles qui ressemblaient à Jésus et à la Vierge. Mais mon père et ma mère ne ressemblaient pas du tout aux images de Jésus et de la Vierge Marie que je voyais dans l'église d'Abra Pampa.

Quand son propre visage est une erreur de la nature. La propre culture, une preuve d'ignorance ou une faute à expier. Civiliser, c'est corriger.

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En stigmatisant les races inférieures congénitalement condamnées à l'indolence, à la violence et à la misère, le fatalisme biologique n'empêche pas seulement de voir les causes réelles de notre mésaventure historique. Le racisme nous empêche aussi de connaitre, ou de reconnaître, certaines valeurs fondamentales que les cultures méprisées ont pu miraculeusement perpétuer et qui, tant bien que mal, s'incarnent encore en elles, malgré les siècles de persécution, d'humiliation et de dégradation. Ces valeurs fondamentales ne sont pas des objets de musée. Ce sont des facteurs de l'histoire, indispensables pour notre invention indispensable d'une Amérique sans commandants ni commandés. Ces valeurs accusent le système qui les nie.

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Il y a quelque temps, le prêtre espagnol Ignacio Ellacuría me disait que cette affaire de la Découverte de l'Amérique lui semblait absurde. Il m'a dit : L'oppresseur est incapable de découvrir. C'est l'opprimé qui découvre l'oppresseur.

Il croyait que l'oppresseur ne peut même pas se découvrir lui-même. La véritable réalité de l'oppresseur ne peut être vue que depuis l'opprimé.

Ignacio Ellacuría a été tué par balles, car il croyait dans cette impardonnable capacité de révélation et parce qu'il partageait les risques de la foi dans son pouvoir de prophétie. Ce sont les militaires du Salvador qui l'ont assassiné, ou c'est un système qui ne peut pas tolérer le regard qui le dénonce ?