dimanche 1 décembre 2019

Pepe Mujica : "Finalement, les formes fachisantes sont les plus corrompues"


Par María Emilio Rebollo
Uruguay. Montevideo
Source : Ambito.com

«Toutes les victoires sont transitoires, toutes les défaites sont passagères» explique José «Pepe» Mujica depuis son refuge, sa ferme dans la banlieue de Montevideo. Quelques mois après avoir démissionné de son siège au Parlement uruguayen à cause de "la fatigue du voyage", l'ancien président et ministre de l'élevage est entré dans la campagne électorale en tant que candidat au sénat - sa liste a été la plus votée - et il a été placé à la tête de la campagne du Frente Amplio (le Front Elargi). L'un des politiciens les plus aimés, mais en même temps les plus critiqués, a reconnu les "erreurs humaines et les erreurs de communication" du bloc au pouvoir sortant. Entouré de livres et de cadeaux que d'autres dirigeants lui ont donnés, Mujica a mis en garde contre les mouvements "fascistoïdes" qui se présentent en Amérique latine "avec un haut degré de pureté anti-corruption et qui finissent par être les plus corrompus". Voici les principaux extraits de l'entretien accordé à Ambito.com.

Vous avez une longue histoire en démocratie. Vous avez été député, sénateur, ministre et président. Comment abordez-vous votre nouveau rôle au Parlement et sur quels projets vous concentrerez-vous?

José Mujica: C'est compliqué. Pour l'instant, je fais office de tête d'affiche. C'est à dire que la vie passe, celle de l’individu, comme celle des générations. Mais les causes demeurent, et nous devons donc penser aux nouvelles générations qui élèvent de vieux drapeaux dans de nouveaux moments. Ici, c'est un pays socialement très conservateur. En politique, il arrive ce dont tout le monde parle et qui s'appelle renouveau, mais s'il n'y a pas un vieux qui met sa tronche en avant, il n'y a pas de place pour la jeune garde. C'est comme si le rôle qui nous restait était celui du brise-glace qui ouvre le chemin. D'un côté, c'est ce que je fais, et de l'autre côté, j'ai des idées qui valent la peine d'être semées et défendues. Je pense que le monde vit ce qu'on pourrait appeler du néo-colonialisme d'entreprises. Ce ne sont plus les pays qui conquièrent un territoire, ce sont désormais les noyaux de capitaux qui concentrent leurs efforts sur des points géographiques rentables, comme l’Amérique latine.

Le Parlement uruguayen a une majorité conservatrice et plusieurs de ses représentants ont envisagé la possibilité de revenir sur certains des projets approuvés pendant votre mandat comme la légalisation de l'avortement et celle de la marijuana. Qu'en pensez-vous ?

J.M: Tout cela peut arriver. Il n'y a jamais de triomphe définitif dans la vie. Je ne partage pas la définition de la gauche et de la droite traditionnelles issues de la Révolution française. Pour moi, l'histoire humaine est un duel permanent entre une jambe conservatrice et une jambe de changement progressiste. En tant que tel, toutes les victoires et toutes les défaites sont transitoires. Nous, qui pouvons nous appeler progressistes, nous devons contribuer aux avancées de notre civilisation. Parfois, certaines marches de l'escalier sont brisées et nous devons reconstruire. Mais nous n’arrivons jamais au bout des escaliers ni à un monde utopique parfait.

Au cours des quinze années de gouvernement du Frente Amplio, la croissance a été soutenue, le revenu par habitant s'est amélioré, l'économie est restée stable en dépit des turbulences étrangères et les droits de l'homme ont progressé. Pourtant, le parti au pouvoir a perdu un important nombre de voix dans ce processus. A quoi l'attribuez-vous?

J.M.: Une chose est d'améliorer l'économie et d'avoir de meilleurs consommateurs. Autre chose est d'accroître le volume de citoyenneté et de conscience. Je suis sûr que beaucoup de gens considèrent ce qu'ils ont comme le produit de leurs efforts personnels ou de Dieu, mais ils ne le relient pas à des décisions politiques. Et cela fait partie de notre impuissance. Ou peut-être que c'est le succès de la culture subliminale de notre époque, qui confond le bonheur avec l'achat permanent. Et nous transforme en acheteurs voraces. Comme on le dit en créole, le pou ressuscité est insupportable.

Quelle autocritique convient au Frente Amplio ?

J.M: Je ne nie pas le déclin de l'électorat. Il y a sûrement eu des erreurs de communication et de conduites humaines. Mais je n'entrerai pas là dedans. Je ne le ferai que dans un an parce que, tout simplement, ce n'est pas dans les moments de défaite qu'on dresse des bilans. Cela ne sert qu'à se piquer le nombril. J'ai quelques idées, mais si nous commençons à passer des factures, la gauche se divise et la droite se regroupe par intérêt.

Lula da Silva a déclaré qu'Evo Morales n'aurait pas dû se présenter et qu'il aurait dû nommer un successeur. Pourquoi les dirigeants de la gauche latino-américaine ont-ils tant de mal à trouver qui les remplace ?

J.M : Evo a été obligé de se présenter parce que ceux du MAS ne pouvaient pas se mettre d'accord sur un successeur. Mon ami Lula a déclaré qu'Evo avait commis une erreur en postulant pour un quatrième mandat à la présidence. L'erreur ne vient pas d'Evo, mais de la discipline de son parti. Malheureusement, c'est difficile de trouver un chef. Le malheur est que la Bolivie a du lithium. Comment la culture occidentale allait-elle permettre qu'un Indien gère le carburant de l'avenir de l'humanité ? Il avait présenté un projet de gestion de ces dépôts et s'était arrangé avec les Allemands, les Chinois. Regardez l'utopie d'Evo: il voulait que la Bolivie fabrique les batteries. Comment les chrétiens occidentaux allaient-ils permettre une telle révolution indigène?

La présidente de facto en Bolivie, Jeanine Áñez, a assumé et posé pour des photos avec une Bible...

J.M : C'est une traîtresse indigène. Regardez à quoi elle ressemble. Elle a une tête de barbare indienne, teinte en blonde, occidentalisée.

Comme ce qui est arrivé avec Áñez, il y a une montée des secteurs politiques évangéliques en Amérique latine, dont l'image la plus forte est celle de Jair Bolsonaro au Brésil. Etes-vous inquiet de la croissance de leur influence ?

J.M : Je ne m'inquiète pas de l'avancée évangélique, mais du paquet qui y est associé. Je ne suis pas croyant, mais je suis un ami du pape. Pour moi, c'est un homme et pas l'envoyé de Dieu. Je respecte toutes les religions. Mais quand ils dépassent ou utilisent leurs croyances pour organiser le monde, là il y a une divergence.

L'une des surprises du premier tour a été les 11 points obtenus par l'ancien chef de l'armée, Guido Manini Ríos...

J.M : Ce sont des choses qui apparaissent comme des restaurations. Nous allons devoir faire face à cette réalité. Je milite depuis 71 ans, aurais-je perdu ? L'impossible en demande un peu plus.

Soutenez-vous l'idée qu'il existe une pratique de la loi dirigée par la droite contre les dirigeants de la gauche latino-américaine?

J.M : Tout est fait pour politiser la justice. Cela fait partie des symptômes conservateurs. Au nom de la pureté, les positions ne sont pas conservatrices, mais plus réactionnaires. Je veux séparer ces deux idées. Le conservatisme remplit une fonction humaine. Vous ne pouvez pas tout changer tous les jours parce que, sinon, c'est fou. Il y a un quota de rationalité. Mais les réactionnaires, c'est autre chose. Lorsqu'ils se renferment, ils transforment le non-changement en mythologie. Puis apparaissent des catégories : en revenir à la Patrie, à la famille, à Dieu. Toutes les formes fascistoïdes sont présentées avec un degré de pureté anti-corruption et finissent par être la chose la plus corrompue qui puisse être et attaquer la justice. Il y a alors une persécution. Cela devient une chose grandiloquente et des sauveurs apparaissent. J'ai vécu pris au piège dans les entrailles de l'armée et je connais leurs vanités. C'est l'avantage de connaître le monstre de l'intérieur.