lundi 29 août 2016

Colombie un Rêve de Paix / Colombia un Sueño de Paz


Colombie un rêve de Paix

Pour que dans les champs
l’aboiement des chiens au petit matin
ne soit pas la ronde sinistre de la mort qui rode,
mais la poignée de main,
mais le sourire éclatant de l’ami qui arrive,
Et non la mâchoire obscure du fusil qui menace

Pour que soldats et guérilléros
ne soient plus l’un pour l’autre
le flair ténébreux de la mort alléchée par la vie tremblante.

Pour qu’explosent des bombes de pain et de jouets
et que courent nos enfants entre des poubelles de baisers.

Lancita… mon petit soldat…
Rappelle-toi que Jacinto, le fils de la vieille paysanne,
est parti pour la guérilla
rechercher des soleils levants et poursuivre des aurores.

Pour que ce ne soit pas mort qu'il revienne,
n’éteins pas sa lumière.
Car la vieille attend, accrochée à son chapelet
en priant les âmes pour que rien n'arrive.

Oh, copain… camarade…
Tu te souviens de Chuchito,
celui qui jouait aux billes
avec toi et les autres gamins du quartier ?

Aujourd’hui c’est un beau gars
plein d’espérances
Il est rentré dans l’armée en portant le drapeau symbole de la patrie.
Ne fais pas dérailler ses pas
Ne lui poses pas d’embuscades
Car tu auras toi-même à porter la nouvelle qui ira trancher l’âme
de cette pauvre mère voisine de ta maison.

Mais la faim aussi
bat des tambours de guerre et appelle aux armes :
Chaque fusil signifie (avec seulement son prix)
une année de nourriture par famille ou par maison,
à servir des déjeuners de haines et de balles.

Paix, on t’a habillée de noir
alors que tu es blanche, blanche ;
ou du bleu du naufrage
ou du rouge sinistre du sang versé.

Et tu n’es pas non plus verte
tempête de montagnes.

Que tous les partis aujourd’hui se couvrent le visage
et qu’ils te dénudent, toute,
comme une fiancée immaculée
pour te vêtir d'une robe blanche de nuage blanc.


Poème de Tirso Vélez, victime des paramilitaires AUC
Assassiné en 2003 à Cúcuta (Nord du Santander)
Trad°: CM


Colombia un Sueño de Paz

Para que en los campos
El ladrar de los perros
En cualquier madrugada
No sea el rondar siniestro  
De la muerte que vaga,  
Sea el apretón de manos,  
Sea la sonrisa cálida
del amigo que llega
y no fauce oscura
del fusil que amenaza.

Para que soldados y guerrilleros
no sean el uno para el otro
el tenebroso olfato 
de la muerte
husmeando la vida temblorosa
Para que exploten bombas
de pan y de juguetes
y corran nuestros niños 
entre escombros de besos.
Lancita… mi soldado...
recuerda que Jacinto,
el hijo de la vieja campesina,
se fue para la guerrilla
buscando amaneceres,
persiguiendo alboradas.
 
Que no regrese muerto,
no le apagues su lámpara.
Porque la vieja espera
pegada a su camándula
pidiéndole a las ánimas
que no le pase nada.
Compita… camarada...
¿ Recuerdas a Chuchito
el que jugaba metras
contigo y con los otros 
muchachos de la cuadra?
Hoy es un chico grande
repleto de esperanzas,
se fue para la recluta 
portando la bandera,
símbolo de la Patria.

No le trunques sus pasos
Tendiéndole emboscadas
porque tendrás tú mismo
que llevar la noticia 
que irá a partir el alma
de aquella pobre madre
vecina de tu casa.
Pero también el hambre
bate tambor de guerra
impulsando las armas.
Cada fusil le quita 
(por precio solamente)
un año de alimentos
por familia o por casa
sirviendo desayunos
de odios y de balas.

Paz, 
te han vestido de negro
Siendo tú blanca, blanca;
de azul de naufragio
de rojo siniestro
de sangre derramada. 
 
Tampoco eres el verde 
vendaval de las montañas.
Que todos los partidos 
hoy se tapen la cara
y te desnuden toda 
cual novia inmaculada
para ponerte un traje 
blanco de nube blanca

Poema de Tirso Vélez, víctima de los paramilitares AUC
Asesinado en 2003 en Cúcuta (Norte de Santander)




jeudi 25 août 2016

Colombie. Introduction de l'Accord Final du 24 août 2016

Accord final pour la cessation du conflit et la construction d'une paix stable et durable 


Consulter l'intégralité du texte de l'accord (en espagnol) : ICI




Introduction

Après un affrontement de plus d'un demi siècle, nous, Gouvernement National et FARC-EP, avons accordé de mettre fin de manière définitive au conflit armé interne.

La cessation de la confrontation armée signifiera, en premier lieu, la fin d'une énorme souffrance causée par le conflit. Il y a des millions de colombiens et colombiennes victimes de déplacement forcé, il y a des centaines de milliers de morts, des dizaines de milliers de disparus de toute sorte, sans oublier les nombreuses populations affectées d'une manière ou d'une autre à travers tout le territoire : les femmes, les enfants et adolescents, les communautés paysannes, les indigènes, les afro-colombiens, les communautés noires, raizales et gitanes, les partis politiques, le mouvement social et syndical, les acteurs économiques, entre autres. Nous ne voulons pas qu'il y ait une victime de plus en Colombie.

En second lieu, la fin du conflit entrainera l'ouverture d'un nouveau chapitre de notre histoire. Il s'agit d'entrer dans une phase de transition qui contribue à une meilleure intégration de nos territoires, une plus grande inclusion sociale -spécialement pour ceux qui ont vécu en marge du développement et qui ont souffert du conflit- et au renforcement de notre démocratie, pour qu'elle se déploie dans tout le territoire national et qu'elle assure que les conflits sociaux se traitent par les voies institutionnelles, avec toutes les garanties pour ceux qui participent à la politique.

Il s'agit de construire une paix stable et durable, avec la participation de tous les colombiens et colombiennes. Dans ce but, pour mettre fin une fois pour toute et pour toujours, aux cycles historiques de violence, et pour asseoir les bases de la paix, nous accordons les points de l'Agenda de l'Accord Général d'Août 2012 qui sont développés dans le présent Accord.

L'Accord est composé d'une série d'accords qui constituent pourtant un tout indissoluble, car ils sont irrigués par une même approche des droits pour que les mesures accordées contribuent à la matérialisation des droits constitutionnels des colombiens. Ils comportent une même approche différentielle et de genre, pour assurer que la mise en oeuvre prendra en compte la diversité de genre, la diversité ethnique et la diversité culturelle, et que des mesures seront adoptées pour les populations et les collectifs les plus humbles et les plus vulnérables, spécialement les enfants, les personnes en situation de handicap et les victimes. Et, en particulier, ils sont conçus avec une même approche territoriale.

L'approche territoriale de l'Accord amène à reconnaitre et à prendre en compte les besoins, les caractéristiques et les particularités économiques, culturelles et sociales des territoires et des communautés, en garantissant la durabilité socio-environnementale. Il cherche à mettre en oeuvre les différentes mesures de manière intégrale et coordonnée, avec la participation active des citoyens. La mise en oeuvre aura lieu à partir des régions et des territoires, avec la participation des autorités territoriales et les différents secteurs de la société.

La participation citoyenne est le fondement de tous les accords qui constituent l'Accord Final. Participation de la société en général dans la construction de la paix et participation en particulier dans la planification, l'exécution et le suivi des plans et des programmes dans les territoires, ce qui est aussi une garantie de transparence.

Par ailleurs, la participation et le dialogue entre les différents secteurs de la société contribuent à la construction de confiance et à la promotion d'une culture de tolérance, de respect et de vie commune en général, objectif de tous les accords. Des décennies de conflit ont ouvert des brèches de méfiance à l'intérieur de la société, spécialement dans les territoires les plus affectés par le conflit. Pour rompre ces barrières, il est nécessaire d'ouvrir des espaces pour la participation citoyenne la plus variée et des espaces qui encouragent la reconnaissance des victimes, la reconnaissance et l'établissement des responsabilités, et en général, la reconnaissance par toute la société de ce qui s'est passé et de la nécessité de profiter de l'opportunité de la paix.

Pour toutes ces raisons, le gouvernement de la Colombie et les FARC-EP, afin de consolider encore plus les bases sur lesquelles se construiront la paix et la réconciliation nationale, une fois qu'aura été réalisé le plébiscite, convoqueront tous les partis, les mouvements politiques et sociaux, et toutes les forces vives du pays à concerter un grand ACCORD POLITIQUE NATIONAL afin de définir les réformes et les ajustements institutionnels nécessaires pour répondre aux défis que la paix présente, en mettant en route un nouveau cadre de vie politique et social.

*

L'Accord Final comporte les points suivants, avec leurs accords correspondants, qui cherchent à contribuer aux transformations nécessaires pour asseoir les bases d'une paix stable et durable.

Le Point 1 contient l'accord "Réforme Rurale Intégrale" qui contribuera à la transformation structurelle des campagnes, en réduisant le fossé entre la ville et la campagne, et en créant les conditions de bien-être et de bien-vivre pour la population rurale. La "Réforme Rurale Intégrale" doit intégrer les régions, contribuer à erradiquer la pauvreté, promouvoir l'égalité et assurer la pleine jouissance des droits des citoyens.

Le Point 2 contient l'accord "Participation politique : Ouverture démocratique pour construire la paix". La Construction et la consolidation de la paix, dans le cadre de la fin du conflit, requiert un élargissement démocratique qui permette que surgissent de nouvelles forces sur la scène politique pour enrichir le débat et la délibération autour des grands problèmes nationaux et, de cette manière, renforcer le pluralisme et donc la représentation des différentes visions et intérêts de la société, avec les garanties suffisantes pour la participation et l'inclusion politique.

La mise en oeuvre de l'Accord Final contribuera en particulier à l'élargissement et à l'approfondissement de la démocratie dans la mesure où il impliquera le dépôt des armes et l'interdiction de la violence comme méthode d'action politique pour toutes et tous les colombiens afin d'aller vers un espace où règne la démocratie, avec toutes les garanties pour ceux qui font de la politique. De cette manière, s'ouvriront de nouveaux espaces pour la participation.

Le point 3 contient l'accord "Cessez-le-feu et des hostilités, Bilatéral et Définitif, et Dépôt des Armes". Son objectif est la cessation définitive des actions offensives entre la Force Publique et les FARC-EP, des hostilités en général et de toute action prévue dans les règles qui régissent le Cessez-le-Feu, les actions affectant la population étant incluses. Et, de cette manière, créer les conditions pour le début de la mise en oeuvre de l'Accord Final, le dépôt des armes et préparer les institutions et le pays pour la réincorporation des FARC-EP à la vie civile.

Il contient également l'accord "Réincorporation des FARC-EP à la vie civile -économiquement, socialement et politiquement- conformément à leurs intérêts".  Poser les bases pour la construction d'une paix stable et durable requiert la réincorporation effective des FARC-EP à la vie sociale, économique et politique du pays. La réincorporation ratifie l'engagement des FARC-EP de clore le chapitre du conflit interne, de devenir un acteur valide dans la démocratie et de contribuer de manière décidée à la consolidation de la coexistence pacifique, à la non-répétition et à la transformation des conditions qui ont facilité la persistance de la violence dans le territoire.

Le point 3 inclue également l'accord sur "Garanties de sécurité et Lutte contre les organisations criminelles responsables d'homicides et de massacres, ou qui portent atteinte aux défenseur-e-s des droits humains, aux mouvements sociaux ou mouvements politiques, incluant les organisations criminelles qui ont été réputées succéder au para-militarisme et leurs réseaux de soutien, et la poursuite des conduites criminelles qui menacent la mise en oeuvre des accords et la construction de la paix". Pour arriver à cette fin, l'accord inclut des mesures comme le Pacte Politique National, la Commission Nationale des Garanties de Sécurité, l'Unité Spéciale d'Investigation, le Corps d'Elite de la Police Nationale, le Système Intégral de Sécurité pour l'Exercice de la Politique, le Programme Intégral de Sécurité et de Protection des Communautés et des Organisations dans les Territoires, et les Mesures de Prévention et de Lutte contre la Corruption.

Le point 4 contient l'accord "Solution au Problème des Drogues Illicites". Pour construire la paix, il est nécessaire de trouver une solution définitive au problème des drogues illicites, incluant les cultures d'usage illicites, la production et la commercialisation des drogues illicites. C'est pourquoi est développée une nouvelle vision qui donne un traitement différent et différencié au phénomène de la consommation, au problème des cultures d'usage illicite et à la criminalité organisée associée au narcotrafic, en assurant une approche générale des droits humains et de la santé publique, différenciée et genrée.

Le point 5 contient l'accord sur les "Victimes". Après la Rencontre Exploratoire de 2012, nous avions accordé que le dédommagement des victimes devrait être au centre de tout accord. L'Accord crée le Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Répétition, qui contribue à la lutte contre l'impunité en combinant des mécanismes juridiques qui permettent d'enquêter et de sanctionner les graves violations des droits humains et les graves infractions au Droit International Humanitaire, avec des mécanismes extrajudiciaires complémentaires qui contribuent à la manifestation de la vérité de ce qui s'est passé, la recherche des êtres chers disparus et la réparation du dommage causé à des personnes, des collectifs et des territoires entiers.

Le Système Intégral est composé par la Commission pour l'Eclaircissement de la Vérité, la Vie Commune et la Non-Répétition, l'Unité Spéciale pour la Recherche des Personnes considérées disparues dans le contexte et en raison du conflit armé, la Juridiction Spéciale pour la Paix, les Mesures de réparation intégrale pour la construction de la paix, et les Garanties de Non-Répétition.

Le Point 6 contient l'accord "Mécanismes de mise en oeuvre et de vérification" dans lequel est créée une "Commission de mise en oeuvre, de suivi et de vérification de l'Accord Final de Paix et de résolution des différends", intégrée par des représentants du Gouvernement National et des FARC-EP afin, entre autre, de faire le suivi des composantes de l'Accord et de vérifier son exécution, servir d'instance pour la résolution des différends, impulser et suivre la mise en application législative. En outre, est créé un mécanisme d'accompagnement pour que la communauté internationale contribue de différentes manières pour garantir la mise en oeuvre de l'Accord Final. En matière de vérification, un dispositif se met en route avec une composante internationale intégrée par les pays qui ont eu le rôle de garants et d'accompagnateurs et deux porte-parole internationaux, tout cela avec le support technique du Projet de l'Institut Kroc d'Etudes Internationales de Paix de l'Université de Notre-Dame des Etats-Unis.
*

Nous, délégations du Gouvernement National et des FARC-EP, exprimons à nouveau notre profonde gratitude à toutes les victimes, les organisations sociales et de défense des Droits Humains, les communautés comprenant des groupes ethniques, les organisations de femmes, les paysans et paysannes, les jeunes, l'académie, les chefs d'entreprise, l'Eglise et les communautés croyantes, et en général les citoyens et citoyennes qui ont participé activement et qui, à travers leurs propositions, ont contribué à l'Accord final. Avec leur participation, nous réussirons à construire une paix stable et durable.

La Havane. 24/08/2016


Pages 4 à 7  de l'accord final
Consulter l'intégralité du texte de l'accord (en espagnol) : ICI
Trad° : CM





mercredi 24 août 2016

Colombie. Accord avec les FARC : Une opportunité historique


Par Juanita Leon - La Silla Vacia 
24/08/2016

L'annonce que l’accord de paix avec les FARC est formellement conclu, est l’aboutissement de deux ans de négociations secrètes et de quatre ans de discussions à La Havane. Et c’est une opportunité historique qui s’ouvre pour la Colombie. 

Le terme utilisé est celui de "clôture", car comme l'avait déjà annoncé la Silla Vacia depuis plus d'un mois, ce n'est pas cette nuit qu'a été signé l'Accord Final : Il n'a été que "pré-signé". C'est à dire que Humberto de la Calle et le chef de la délégation des Farc, Iván Márquez ont paraphé le texte final pour qu'il puisse être envoyé au Congrès.

Une source du Sénat a confirmé à La Silla Vacia que mardi, cette institution convoquera le plébiscite qui aura lieu un mois après. De cette manière, les colombiens pourront entériner -ou pas- l'Accord à la fin septembre ou dans les premiers jours d'octobre, juste avant que ne s'achève le délai de présentation par le ministre des Finances de la réforme budgétaire qui doit être approuvée avant la fin du semestre. C'est ce qui explique l'ardeur des derniers jours à la Havane pour clôturer la négociation et éviter ainsi que le vote sur le plébiscite ne coïncide avec la discussion sur la hausse des impôts. 

Avant le plébiscite, probablement le 23 septembre, Santos et le chef guérilléro Timochenko signeront l'Accord Final en présence de dizaines de présidents étrangers, pour donner une impulsion au scrutin du plébiscite. Si ce jour-là, c'est le OUI qui gagne, ceux qui auront voté pour cette option pourront célébrer que les Farc ne soient plus un groupe armé. 

Qu'y a-t-il dans l'Accord ? 

L'Accord atteint avec les Farc recherche trois choses : 
D'un côté, éliminer les facteurs qui ont été le bouillon de culture qui fait que la guerre en Colombie se soit prolongée et que les groupes armés se recyclent les uns après les autres.
De l'autre, créer les conditions pour que la guérilla passe de la recherche de la prise de pouvoir par les armes à celle de la prise de pouvoir par les urnes.
Et enfin, satisfaire un tant soit peu les droits des victimes à la vérité, à la justice, la réparation et la non-répétition. 

Pour le premier objectif, l'Accord a un large chapitre dans lequel le Gouvernement s'engage à mener le développement rural, à titulariser les terres, à donner des terres aux paysans et à créer des garanties pour que quiconque puisse être un critique acharné du Gouvernement en place sans pour cela être tué.
Les Farc, de leur côté, s'engagent à laisser les armes dans un délai de six mois à partir de leur concentration dans des zones qui seront sous vérification de l'ONU, à aider au démantèlement des cultures illicites et à reconnaitre leurs crimes, à demander pardon et mettre en œuvre des modes de réparation de leurs victimes. 

Pour le deuxième objectif, l'Accord a un chapitre sur la participation politique qui facilite la conversion des Farc en parti politique viable : on leur donne directement des sièges au Congrès (on saura combien cette nuit), on crée la possibilité que dans leurs zones d'influence, des mouvements puissent présenter des candidats qui soient élus avec moins de voix que les candidats d'un parti normal, on leur donne accès aux médias, et on assure de pleines garanties au mouvement social. 

Et pour les victimes, sont créés une Commission de la Vérité où elles pourront raconter ce dont elles ont souffert, une Juridiction Spéciale de Paix qui condamnera à des peines alternatives ceux qui auraient commis les pires crimes s'ils confessent leurs actes, et des programmes de réparation, symbolique dans de nombreux cas. 

C'est un accord hyper détaillé de plus de 200 pages, qui crée un précédent international important puisqu'il est conclu après la signature du Traité de Rome qui avait créé des standards de justice plus exigeants pour les criminels de guerre. S'il est entériné, il représenterait la fin des Farc comme groupe armé. 

Malgré cela, c'est un accord qui n'a inspiré que très peu d'émotion chez les colombiens. Majoritairement convaincus après huit ans de Sécurité Démocratique que la guérilla était pratiquement vaincue, pour beaucoup, elle ne méritait que de finir magnanimement par une reddition. Sans accord politique préalable au sein de l'Establishment, toute concession a été considérée comme excessive –et il y a plusieurs concessions, à commencer par le fait que ceux qui ont commis des crimes contre l'humanité peuvent échapper à la prison. 

"C'est une paix résignée" affirmait Álvaro Jiménez, directeur de la Campagne Colombienne contre les Mines quand la négociation était à mi-chemin. Résignée ou pas, on est tout de même arrivé à un accord de paix, ce qui avait été tenté –sans résultat– par les cinq derniers présidents. 

Les facteurs du succès 

Plusieurs éléments ont permis d'aller si loin. 

D'abord, une corrélation militaire favorable à l'Establishment. Les deux gouvernements d'Uribe ont bien quelque chose à voir avec le fait que, même si elle était loin d'être finie, la guérilla est arrivée stratégiquement perdante à la Table de négociation. Elle n'avait pas une véritable possibilité de prendre le pouvoir, cela la rendait plus ouverte pour arriver à un accord. 

Ensuite, il y a la disposition de Santos à risquer tout son capital politique pour arriver au final. Son habileté a joué un rôle clef en identifiant le moment correct pour débuter le processus de paix, quand les conditions étaient réunies :
Une gauche latino américaine convaincue qu'elle a plus de possibilités avec la démocratie,
La certitude du président vénézuélien Hugo Chávez que les Farc seraient plus fonctionnelles comme parti politique légal que comme guérilla dans l'expansion de la révolution bolivarienne,
La conclusion à laquelle était arrivée une bonne partie de l'Establishment qu'il valait mieux une solution négociée qu'une solution militaire après l'épisode des faux positifs,
L'intérêt qu'avait Cuba à démontrer aux Etats-Unis qu'elle n'était plus une couveuse de guerres, mais tout le contraire. 

La phase secrète menée par Sergio Jaramillo et le guérilléro Mauricio Jaramillo a été essentielle pour définir un agenda ciblé et des règles de négociation si claires que, quand le processus est devenu public, il y avait déjà "la voie de chemin de fer pour que roule le train" comme l'indiquait une source à la Silla Vacia et il y avait la clarté "pour éviter les négociations genre café du commerce" comme le disait une autre. 

L'équipe très engagée du Bureau du Haut Commissariat qui a apporté les rapports techniques aux négociateurs, l'engagement de toute l'équipe négociatrice à persister, malgré le sacrifice personnel de rester quatre ans à La Havane, la méthode de négociation autour de la Table qui a permis de construire des accords malgré l'absence d'un médiateur, ont également contribué au succès de la négociation. Dès le départ, le leadership, l'habileté et le respect engendré tant à l'intérieur de l'équipe comme en dehors par Humberto de la Calle comme chef négociateur a imprimé à la négociation une stature politique. 

L'isolement de Cuba et le professionnalisme des cubains, le rôle joué par la Norvège et le Vénézuéla comme garants ont également été cruciaux pour en arriver là. Et aussi que Barack Obama et Jhon Kerry aient misé sur le processus, car paradoxalement, malgré leur "antiyankismo", la présence du délégué du président des Etats-Unis Bernie Aronson a été une des meilleures garanties pour les Farc. 

Le rôle que jouèrent les généraux Jorge Enrique Mora et Óscar Naranjo ainsi que la sous-commission technique des militaires a été aussi très important pour calmer les craintes de l'establishment militaire.

Et la décision des Farc de mettre tout le Secretariado dans le processus et d'amener Timochenko à La Havane pour prendre les décisions dans la phase finale a également permis le succès de la négociation. 

Ce que cela signifie 

Tout ce qui précède a permis d'en arriver aujourd'hui à cette nouvelle qui peut être beaucoup de choses à la fois :
C'est, avec la mort de Jorge Eliécer Gaitan et la Constituante de 91, une des trois nouvelles les plus importantes en 70 ans,
C'est la fin de la dernière confrontation inspirée par la guerre froide en Amérique Latine
C'est l'espérance que la violence sera éradiquée de la politique en Colombie,
C'est la photo que tous les présidents ont espéré depuis 32 ans,
C'est la conséquence logique de la défaite militaire de la guérilla ou de son échec à prendre le pouvoir militairement
... Ou c'est un pied de page de l'histoire si le NON gagne le plébiscite.

Pourtant, comme l'indiquait une source à la Silla Vacia, cette seule nouvelle signifie aujourd'hui des choses très différentes selon chaque acteur de la société colombienne. 

Pour Juan Manuel Santos : C'est son succès politique le plus retentissant, le passeport pour un lieu de premier plan dans l'histoire colombienne. 

Pour les Farc : C'est une sortie digne vers la politique, sortie de la dégradation du narcotrafic et du terrorisme. Cela signifie sa transformation en force politique dans un contexte de manque de légitimité de la classe politique traditionnelle, avec le défi que les gens les suivent pour une autre raison que l'intimidation des armes. C'est l'ouverture vers un espace international. 

Pour Álvaro Uribe : C'est une défaite politique, qui est loin d'être la définitive. 

Pour la majorité des régions, des forces politiques alternatives, le mouvement social et les victimes du secteur rural : C'est l'espoir, l'attente d'accéder au pouvoir et de trouver des solutions à leurs manques, leurs besoins et leurs aspirations. C'est la possibilité d'avoir une voix et de prendre part au destin de la Colombie. "Si les accords sont respectés, la Colombie entrera dans une transition politique où il y aurait une déconcentration avec des expressions régionales et locales du pouvoir" dit César Jérez, leader des Zones de Réserves Paysannes. 

Pour les Forces Militaires : C'est le défi de se transformer en une armée moderne pour la Défense Nationale et de dépasser l'étape de l'armée contre-insurrectionnelle; c'est la sortie de milliers de prévenus et de détenus ; c'est la possibilité de tourner la page des violations des droits de l'homme. 

Pour les chefs d'entreprise : C'est la situation désirée (sans les menaces du conflit), pleine d'incertitudes sur les nouvelles conditions pour faire des affaires, avec dans certains secteurs, plus de peurs que dans d'autres. 

Pour les paysans : C'est l'attente d'une vie digne dans les campagnes, que le secteur acquière en priorité ce qu'il n'a pas eu dans les politiques publiques. C'est la possibilité d'arrêter d'être des citoyens de deuxième zone. 

Pour la population urbaine : Il y a de grands espoirs dans les secteurs les plus progressistes et organisés, et très peu d'expectative pour la majorité. 

Les opportunités et les risques 

Pour la Colombie, la signature de cet Accord représente une grande opportunité et aussi de nombreux risques. "C'est l'opportunité de tourner la page d'un conflit anachronique" dit María Victoria Llorente, directrice de la Fondation Idées pour la Paix. "Ce conflit, aussi bien symboliquement que mentalement, a été un fardeau pour la modernisation du pays. Cet accord est comme un cadeau. Ce que nous ferons de lui dépendra des colombiens". 

"L'Accord ouvre aussi la possibilité d'un rapprochement du secteur rural, pour qu'ils deviennent enfin des "vrais" colombiens" pense Juan Carlos Palou, chercheur sur le conflit.
"C'est l'opportunité de sortir de cette décadence humaine et spirituelle dans laquelle nous étions tombés à cause du conflit armé" dit Manuel Ramiro Muñoz, directeur du Centre d'Etudes Interculturelles de l'Université Javeriana de Cali. "Les millions de victimes sont le reflet de la barbarie de la guerre". 

De multiples risques vont de pair avec les opportunités, notamment le risque que la grande ou la piètre espérance engendrée par la signature d'aujourd'hui se convertisse en nouvelle frustration pour les colombiens. 

Le premier défi concerne la capacité de l'Etat a réellement assurer le monopole de la force dans les territoires que laissent les Farc. Son incapacité à contrôler les bandes criminelles ou l'Eln peut engendrer un autre type de violence. D'autant plus quand prospère le narcotrafic, qui a servi de combustible à cette guerre. 

Le traitement moins punitif des producteurs de coca de la part de ce gouvernement a fait –selon le dernier rapport de l'ONU– que les paysans sentent moins de risques pour cultiver et que, comme le disait récemment le maire de Puerto Rico dans le Caquetá, les gens aient commencé à "naturaliser" la culture de la coca. Il existe un risque réel que, avec un moindre risque de fumigation ou d'emprisonnement, les narcos aux affaires recommencent à augment les cultures qu'ils avaient relégué aux paysans producteurs de coca basiques. Selon une source experte, dans des lieux comme Tumáco, les caïds locaux sont en train de prendre le pouvoir et s'organisent pour emporter des chargements aux Etats-Unis. 

Beaucoup ont l'espoir que les Farc, qui voudront éviter que d'autres groupes armés arrivent avec la coca dans les zones où ils ont toujours commandé, contribueront efficacement au démantèlement des cultures. Mais il y a un doute sur le fait que son autorité sur les gens ne se dérivait que de la peur inspirée par les armes. 

Il y a également le risque que le Gouvernement n'ait ni l'argent ni le recrutement suffisant dans les institutions pour mettre en oeuvre les accords. Pour ne donner qu'un exemple, l'Agence de la Rénovation du Territoire, qui sera chargée de réactiver économiquement et d'intégrer au reste du pays les régions les plus affectées par le conflit, n'a commencé à fonctionner que neuf mois après sa création et elle n'a que quatre fonctionnaires, dont la directrice Mariana Escobar (Voir La silla).

Et enfin, il y a la difficulté à promouvoir une réconciliation effective alors que l'on n'a pas réussi à construire un accord politique minimum autour de cette négociation. Le plus grand risque pour l'accord est là : Que le mois prochain, ce soit le NON qui gagne. 

Voilà pourquoi, la grande fête pour célébrer l'annonce historique devra attendre.
Aujourd'hui, ce n'est qu'un apéro.


Source : El Acuerdo con las Farc. Una oportunidad histórica
Traduction : C.M


 

mardi 23 août 2016

La rédemption par la Beauté.

Estanislao Zuleta a été plus qu'un philosophe : Il célébrait le présent à travers la connaissance et il pensait qu'un monde extraordinaire est possible. Voici un portrait intime de ses enseignements, de son histoire et de ses convictions.

Par William Ospina
in El Espectador. 01/04/2015

Estanislao Zuleta

Je me souviens qu'un soir, nous étions à une fête avec un groupe d'amis quand nous commençâmes à chanter. Estanislao Zuleta participait à une conversation et je vis que, tout à coup, il rejoignait le chœur et entonnait un tango avec les autres. Je lui dis : "Estanislao, je pensais que tu n'aimais pas les tangos". "Je ne les aime pas, répondit-il, mais je n'ai jamais pu oublier que mon père est mort avec Gardel".

J'ai la sensation que beaucoup de ce qu'était Estanislao Zuleta réside dans cette anecdote. Non seulement parce qu'il y a là un de ses souvenirs personnels les plus importants, ce père qu'il n'a jamais connu mais qui restait son ombre tutélaire parce qu'il portait son nom et parce qu'il traça dans sa vie brève le signe de ce que serait le destin de son fils : Les livres, les amitiés littéraires et l'art de la conversation. Mais aussi car il révèle cette capacité qu'avait Estanislao à ne pas renoncer à ses convictions tout en établissant un dialogue, une sorte de pacte avec la réalité.

Il aura beaucoup médité au cours de sa vie sur ce père absent, qu'il dût remplacer par une longue série de pères mythiques : Kant et Marx, Nietzche et Freud, artisans du sens de notre époque, grands déchiffreurs de nos tragédies historiques, ceux dont on devait tout apprendre mais avec qui il fallait aussi livrer de grands combats.

C'est peut-être cette évidence de la mort comme réalité suprême et comme limite qui a fait de Estanislao un être si accroché au présent, comme lieu de l'existence. Il préférait philosopher au milieu de la conversation, faire de la vie une fête vivante de la pensée, plutôt que d'être confiné dans les petites cases académiques. Je continue encore à entendre une phrase de Goethe que j'avais souvent écoutée dans sa bouche : "Ne le cherche pas dans le passé à travers la nostalgie, ne le cherche pas dans le futur à travers l'espérance : le bonheur est toujours là, il est en toi, c'est toi qui n'es pas à sa hauteur". Quelque chose l'appelait continuellement à vivre le présent, à dépasser la lourdeur du passé en vivant le maintenant dans la plénitude. Et à se dire : Si l'aujourd'hui est beau, l'hier est justifié.

Quand je pense à Estanislau Zuleta, c'est moins un professeur, un conférencier ou un orateur qui me vient à la mémoire, qu'un homme appliqué à partager la passion de vivre avec les autres, l'effort pour faire de la vie quelque chose d'important, la passion pour la pensée, la question sur la beauté, le culte de la création, le désir continuel de déchiffrer les énigmes de l'art, de comprendre les drames de l'histoire, de trouver des chemins pour la société.

Estanislao lisait beaucoup, il lisait depuis qu'il était enfant, il lisait continuellement, mais j'ai la sensation qu'il portait déjà en lui les vérités les plus profondes et que ce n'était ni les grands philosophes, ni les grands théoriciens de la politique qui les lui avaient données, sinon les poètes et les artistes.

"Sais-tu pourquoi tu pleures ? —disait-il en citant Hölderlin— Pourquoi te languis-tu ? Sais-tu que c'est ce pourquoi tu as pris le deuil, au fond de tous tes deuils ? Ce n'est pas quelque chose que tu as perdu il y a peu. Personne ne pourrait dire exactement quand c'était là et quand c'est parti. Mais c'est quelque chose qui existe, qui est en toi. Tu marches à la recherche d'un monde meilleur et d'un temps plus beau". J'avais 20 ans quand je l'ai rencontré, et depuis lors j'ai su qu'être ami de Estanislao signifiait marcher à la recherche d'un monde meilleur et d'un temps plus beau. Que ce qu'il y avait en lui était avant tout un jugement sévère sur l'ordre mental et moral dans lequel nous vivions, une évaluation sur l'héritage de la civilisation.


Estanislao était un grand rebelle et un grand révolutionnaire. Mais son désir d'une révolution ne se limitait pas à la recherche d'un renversement de castes politiques, ni même à la recherche de la destruction d'un système économique. Sa rébellion allait plus loin. Il rêvait à l'instauration d'un ordre différent de la civilisation. Il croyait en l'appel de Hölderlin à ce que tout change partout, l'éducation, le travail, la fête, la morale, notre relation au corps, à la mémoire, à la loi, à l'imagination.

C'est pourquoi, bien qu'il partagea les espoirs fondés dans le monde moderne par la pensée de Marx et la recherche d'un autre ordre politique, il batailla toujours pour dépasser les dogmes marxistes, certains nés dans le pragmatisme politique, mais d'autres aussi, engendrés dans la fronde idéologique de Frédéric Engels autour des théories de Marx.

Je crois, et il ne s'agit pas là d'une affirmation mais plutôt d'un doute, que Estanislao n'avait pas confiance dans cette tendance si allemande de faire de chaque heureuse idée le fondement d'un système qui puisse donner raison de toutes choses. Peut-être Estanislao aurait-il approuver l'affirmation de Borges pour qui un système consiste simplement à subordonner tous les aspects de l'univers à n'importe lequel d'entre eux. Oui, tout est déterminé par l'économie, mais tout est déterminé aussi par la psychologie, et tout est déterminé aussi par la biologie, et tout est déterminé aussi par l'ordre culturel.

Kant avait souligné qu'il faut s'efforcer de rendre l'humanité philosophique. Revenir à l'humanité consciente de ses circonstances, logique dans sa conduite, responsable de ses actes, conséquente envers ses convictions. C'est un objectif très haut et personne ne doute du fait que peu de propositions soient si difficiles à mettre en œuvre. S'il est déjà difficile que les philosophes vivent philosophiquement, comment ferons-nous pour que les sept milliards de personnes qui fatiguent le monde, raisonnent avec lucidité et agissent avec justice ? Pourtant, nous n'avons pas d'autre option que d'insister dans cette voie.

Il faut savoir que tout est déterminé par des causes, mais en même temps, il faut croire que nous pouvons changer notre destin. "Nous ne sommes pas libres —j'ai entendu que Estanislao disait un jour—, mais notre devoir est d'agir comme si nous l'étions". Il avait raison. C'est vrai que toute notre vie est conditionnée par notre origine, notre famille, notre physiologie, notre langue, l'ordre moral et culturel dans lequel nous grandissons, le monde auquel nous appartenons, mais si nous œuvrions comme si nous n'avions pas de volonté, toute notre vie ne serait que fatalisme et indolence. Assumer que nous pouvons lutter contre le destin et que nous pouvons gouverner nos actions, ne nous sauve pas seulement de la pire des folies qu'est l'abandon aveugle aux appétits et aux impulsions, mais configure véritablement une marge de volonté et en vient à nous fonder en tant qu'êtres libres.

Marx a postulé qu'à travers l'Etat, l'humanité pourrait atteindre un nouvel ordre social plus juste, qu'une classe sociale dépourvue pourrait prendre les rênes de l'Etat et travailler à travers lui pour la vaste rédemption de l'espèce contre les misères de l'histoire. Ce que nous a démontré le XXè siècle, c'est que l'aventure grandiose de la prise du pouvoir par le prolétariat en Union Soviétique ou en Chine, n'a pas fait émergé ce socialisme humaniste que Marx recherchait, ni ce processus d'extinction graduelle de l'Etat que supposait sa doctrine, mais plutôt l'instauration d'élites bureaucratiques qui tyrannisaient l'humanité au nom du prolétariat.

On ne peut nier que le rêve avait été grand et généreux. Mais pas nier non plus que le totalitarisme a frustré la noblesse de ce rêve. Et, avec tout ça, ne pas nier non plus que c'est seulement grâce à la Révolution Chinoise, qu'un pays immense qui avait été converti en une terrible poubelle humaine par le colonialisme européen, n'a pas seulement rendu sa dignité à un milliard de personnes mais qu'il est devenu au XXIè siècle la première puissance planétaire.

Aucun autre modèle politique ou économique n'aurait pu réaliser un miracle aussi colossal avec la nation la plus peuplée de la planète, un cinquième de l'humanité, en seulement un demi siècle. Et pourtant, la Chine est bien loin de l'idéal de justice et d'instauration d'un être humain créateur, déployant ses possibilités et héritier de tous les raffinements de la civilisation. Et le danger est bien grand aujourd'hui de voir la Chine, avec son industrialisme, sa consommation et son inscription dans les attentes de la société capitaliste, se convertir sans qu'elle ne le souhaite en bourreau environnemental de la planète.

Remarquez qu'une avancée énorme dans la lutte contre le malheur humain a été faite dans les premières décennies du XXè siècle avec cet homme extraordinairement lucide, sensible et généreux qui s'appelait Sigmund Freud. Sa manière de comprendre entendait que notre conduite est déterminée par les événements centraux de notre enfance, par les affects qui nous inscrivent dans l'ordre social, par notre configuration précoce en tant que créatures de sexualité et de désir. Il y a là l'admirable proposition de convertir le langage, qui nous construit, en instrument même de la compréhension de ce que nous sommes et de la transformation de nos conduites.

Ce qui n'est pas clair, c'est la façon dont la psychanalyse pourrait changer des sociétés entières, à une époque où tous les pouvoirs conspirent pour aliéner le genre humain, quand nous nous précipitons massivement dans les addictions, dans la paranoïa de la vigilance collective, dans des états sous contrôle infini de la vie individuelle, à l'âge des enthousiasmes vides, l'hystérie des identités fictives, la construction d'archétypes publicitaires et médiatiques séducteurs auxquels doit correspondre chaque individu.

Pour Estanislao, il y eut aussi la préoccupation de savoir si la psychanalyse, dans son effort généreux pour diminuer l'angoisse du patient en l'aidant à s'adapter au monde dans lequel il vit, peut perdre son sens critique et finir par tout simplement construire des êtres intégrés, alors que le désordre global semble exiger de plus en plus des êtres inadaptés et rebelles, impatient de voir un ordre social plus humain et un processus culturel de grandes transformations.

Il est étrange que ce soit dans cette même culture allemande qui a engendré Marx et Freud, où ont été formulées leurs théories et où fut vécue la tentation de les ériger en fondement de systèmes totaux, que l'œuvre déconcertante de Friedrich Nietzsche, son défi à l'ordre mental et moral de la civilisation, son examen radical des valeurs de l'Occident ait surgi. Ce travail de franc-tireur qui n'a pas confiance dans les systèmes, qui cherche à renverser les grandes vérités, qui soumit à la critique l'ordre académique, le pouvoir religieux, les préjugés esthétiques, les stéréotypes littéraires.

Quelle admirable capacité à mettre en question jusqu'à la supposée cohérence de la pensée, cet art poétique de semer des paradoxes qui caractérisa Nietzsche, son essai de réévaluer l'horizon philosophique antérieur à l'âge des dogmes, pour revendiquer la diversité philosophique présocratique. Quelle importance que l'œuvre de Nietzsche soit si pleine de contradictions, que ceux qui l'étudient ne tombent pas pour autant dans la tentation ingénue de le fustiger comme incohérent et qu'ils s'animent plutôt à rechercher chez lui des motifs plus profonds, comme cet auteur qui affirma : "Les contradictions de Nietzsche sont incompréhensibles, à moins qu'il ne s'agisse du stratège commun de deux bandes opposées en train de conspirer pour le triomphe d'une mystérieuse troisième bande".

Tout cela pour dire que Estanislao Zuleta était pleinement un homme de son temps quand au milieu du XXè siècle, il assuma Kant, Marx, Freud et Nietzsche comme interlocuteur dans son aventure de la pensée et quand il s'engagea dans une posture encore plus radicale, celle de considérer la poésie et les arts comme des propositions de connaissance aussi valides que la philosophie et beaucoup plus capables, même, d'orienter la conduite et de contribuer à l'instauration d'un nouvel être humain, sujet de l'histoire.

Jean de la Croix

La poésie était pour lui un allié continuel dans l'exercice de la pensée. Un jour, je lui demandai si selon lui, c'était vrai que l'église n'aime pas les mystiques. "Elle ne les aime pas —me répondit-il—, car les mystiques ont une relation personnelle avec la divinité et peuvent se passer de l'intermédiaire de la bureaucratie sacerdotale". Ensuite, pour me démontrer comment est la relation directe des mystiques avec Dieu, il me récita quelques vers de Saint Jean de la Croix :
Descubre tu presencia
Y mátenme tu vista y hermosura.
Mira que la dolencia
De amor que no se cura
Sino con la presencia y la figura.
Découvre ta présence,
Que je meure à la vue de ta beauté.
Car mal d'amour
peu ne se cure
Sans la présence et la figure.

Dialoguer avec Estanislao Zuleta, c'était entrer en dialogue avec la grande culture universelle. Par exemple, c'était incroyable de le voir réfléchir sur Shakespeare dans ces conférences où il n'avait aucun livre devant lui, car il connaissait chaque personnage et pouvait même établir des parallèles entre eux : Comparer l'impatience de Roméo avec l'instabilité d'Othello, montrer le contraste entre la psychologie du méchant qui est dévoré par la culpabilité comme Macbeth et la psychologie du méchant qui ne ressent aucune faute après ses turpitudes, comme Richard III. Les cours qu'il donnait sur Tolstoï, Cervantes, Shakespeare, Kafka, Poe, Thomas Mann, et sur tants d'auteurs, ont fort heureusement été conservés par ses élèves dans des enregistrements au magnétophone, ils nous donnent l'occasion d'accéder à divers exemples de sa manière de lire, toujours ouverte à la réflexion et à la création.

Aurelio Arturo

Je me souviens qu'en 1982, j'avais écrit un essai sur l'œuvre du poète Aurelio Arturo, que je venais de découvrir et qui m'avait beaucoup impressionné. Je me demandais ce que pouvait bien penser Estanislao de Arturo mais je n'avais pas eu l'occasion de le lui demander. Un jour alors que nous parlions, Estanislao me fit sentir qu'il s'était intéressé à Arturo et il ajouta : "Pour prouver qu'Aurelio Arturo est un grand poète, il suffit d'observer ces deux vers :

Te hablo de las vastas noches alumbradas
Por una estrella de menta que enciende toda sangre.

Je te parle de ces vastes nuits éclairées
Par une étoile de menthe qui enflamme chaque sang

Etoile de menthe Répéta-t-il—, seul un grand poète peut réussir à rapprocher ainsi ce qui est au plus loin, l'étoile, et ce qui est au plus proche, une saveur".

Sa conversation était pleine de ces choses. Je me souviens l'avoir vu lire un après-midi tout le poème Acuarimántima de Porfirio Barba Jacob, en célébrant de temps en temps ses triomphes musicaux et en censurant à d'autres moments ses erreurs esthétiques. Il me semble toujours entendre la voix de Estanislao, avec le rythme de ses mains sur la cadence des vers, dans ce qu'il considérait peut-être le meilleur poème de Pablo Neruda, Le grand océan, qui est dans le Canto General :

Pablo Neruda

Si de tus dones y de tus destrucciones, Océano, a mis manos,
pudiera destinar una medida, una fruta, un fermento,
escogería tu reposo distante, las líneas de tu acero,
tu extensión vigilada por el aire y la noche,
y la energía de tu idioma blanco
que destroza y derriba sus columnas
en su propia pureza demolida.
No es la última ola, con su salado peso,
la que tritura costas, y produce
la paz de arena que rodea el mundo,
es el central volumen de la fuerza,
la potencia extendida de las aguas,
la inmóvil soledad llena de vidas.

Si de tes dons et de tes destructions, à mes mains, Océan,
je pouvais destiner une part, un fruit, un ferment,
je choisirais ton repos distant, les lignes de ton acier,
ton étendue par l'air et la nuit surveillée,
et l'énergie de ton langage blanc
qui détruit et renverse ses colonnes
dans sa propre pureté démolie.
Ce n'est pas la dernière vague, avec son poids de sel,
qui triture les côtes, 
et produit la paix de sable qui entoure le monde,
c'est le volume central de la force,  
la puissante étendue des eaux,
la solitude immobile pleine de vies.

Estanislao disait les poèmes avec un plaisir défaillant, en savourant la musique, et il accentuait toujours les mots avec un mouvement de la main, comme s'il marquait le rythme. Il concédait la plus grande importance à la poésie, et il déclara quelque part, à la grande surprise de certains rationalistes, qu'un poème est une parole sacrée, et qu'une parole sacrée est une parole qui ne peut pas être fausse, qui se définit comme vraie ou nulle, comme la musique. En fait, à partir du moment où la sensibilité et l'imagination acceptent que quelque chose est de la poésie, ces mots ne peuvent plus être objet d'une réfutation, ils appartiennent déjà à un ordre supérieur du langage, ils ne sont pas une hypothèse discutable mais une vérité inébranlable du cœur.

Friedrich Hölderlin

C'est par Estanislao que j'ai connu Hölderlin, il y a quarante ans, et depuis lors, il est devenu pour moi le plus attachant des poètes, celui dont les énigmes illuminent et orientent une bonne partie de mes réflexions.
Abiertamente 
consagré mi corazón a la tierra
grave y doliente,
y con frecuencia, en la noche sagrada,
le prometí que la amaría fielmente
hasta la muerte
sin temor, 
con toda su pesada carga de fatalidad 
y que no despreciaría ninguno de sus enigmas.
Y así me ligué a ella, con un lazo mortal.
Ouvertement
je consacrai mon cœur à la terre
grave et endeuillée,
et souvent, dans la nuit sacrée,
je lui promis que je l'aimerais fidèlement
jusqu'à la mort
sans peur,
avec toute sa charge pesante de fatalité
et que je ne mépriserais aucune de ses énigmes.
Et c'est ainsi que je me liai à elle, avec un lien mortel.

Ces vers, que je pensais au départ un poème isolé et dont j'ai découvert plus tard qu'ils étaient un fragment du drame philosophique inachevé Empédocle, furent les premiers mots de Hölderlin qui sont arrivés dans ma vie, ma vie qui depuis lors a été pleine de Hölderlin. Ce sont aussi les mots qui sont gravés depuis vingt-cinq ans sur la tombe de Estanislao.

Je sais qu'il fut un enseignant de philosophie et de psychologie, d'économie politique et de critique d'art, questionneur de peinture et de musique, lecteur des réalités sociales, déchiffreur d'énigmes, polémiste passionné, un grand ami, un homme épicurien et dionysiaque qui a vécu avec grandeur et excès, avec lucidité et plénitude. Avec moi, il fut on ne peut plus cordial, généreux de son temps et de son savoir. Il croyait que si nous avons bonne mémoire, c'est parce que nous vivons les choses avec passion, avec attention et avec engagement. Il sentait qu'en tout être humain, il peut y avoir le germe d'un artiste, un penseur, un grand créateur. Il savait qu'un ordre social favorable et généreux engendre des êtres humains plus responsables, plus créatifs et plus remplis. Et s'il était un rebelle et un révolutionnaire en Colombie, à notre époque, c'est parce qu'il savait que la majorité de nos maux naissent de la mesquinerie avec laquelle nos pays sont gouvernés, de la petitesse avec laquelle sont gérées les affaires collectives, du mode par lequel une caste ignorante et cupide dirige le pays comme si c'était un fief privé, en renonçant aux grands travaux que lui exige son temps et en traitant tous les autres, particulièrement les plus vulnérables, comme des blanc-becs qui n'ont pas le droit d'intervenir dans la définition des caps historiques. Il croyait que, pour la solution des problèmes collectifs, la mémoire personnelle et la capacité à construire des récits collectifs doivent s'ouvrir un chemin, que toute politique véritable doit boire dans la poésie la plus profonde.

Pour Estanislao, la démocratie n'était pas seulement une façon de choisir des gouvernants, ni une manière d'administrer les biens publics : C'était la possibilité d'un ordre supérieur de la culture, qui stimule et protège les citoyens, et leur permet d'accéder à l'héritage de la civilisation. Il croyait vraiment dans un monde où être Leonardo da Vinci, Thomas Mann, Picasso ou Léon de Greiff ne serait pas une exception, il croyait que le véritable propriétaire d'une œuvre d'art n'est pas qui l'achète mais qui la connait et l'aime, il croyait que le véritable maître d'un livre est celui qui s'empare de ses clefs et le convertit en partie prenante de sa vie.

Estanislao avait beaucoup de livres et il les lisait silencieusement et passionnément. Mais ce qui m'étonna le plus, c'est la manière dont ces livres devenaient une partie de lui-même, non pas à travers le simple chemin de la mémoire, bien qu'il se souvint littéralement beaucoup de ce qu'il avait lu, mais parce qu'ils étaient vivants dans son esprit, et qu'il pouvait dialoguer avec eux presque sans avoir besoin de leur présence physique. "Certains disent que je sais tout Don Quichotte. Ce n'est pas vrai. Je le sais presque tout, mais pas tout", me dit-il une fois avec un sourire.

Un autre jour il m'expliqua comment ses auteurs favoris n'étaient pas ceux qui avaient un style harmonieux et impeccable, sinon ceux qui écrivaient au milieu de la turbulence de leurs drames et même de leurs délires. Entre Barba Jacob et Guillermo Valencia, entre le voyageur délirant submergé par les excès et déchiré par les passions, et le seigneur féodal qui distille des harmonies, il choisissait toujours le délire. Il voyait une sorte de signe divin dans la folie de Hölderlin, l'ivresse de Poe, le climat de cauchemar de la vie de Franz Kafka, les addictions tumultueuses de Dostoievski, la neurasthénie de Proust. Non pas qu'il croit que ces souffrances soient la cause de leurs créations, mais parce qu'il pensait que le plus admirable de ces êtres est qu'ils avaient été capables de dépasser leurs tragédies ou de les affronter grâce à la création.

Ce n'est pas que sans l'art, ils n'auraient pas été des êtres normaux, c'est plutôt que sans l'art, ils auraient été des êtres anodins, usés par la névrose, détruits par la compulsion, maltraités par la société, ou résignés à un malheur trivial, c'est à dire, sans horizons de grandeur. L'art a fait d'eux de grands maitres de l'humanité, parce qu'ils ont osé comme le protagoniste de Une descente dans le Maelstrom, regarder en face l'ouragan qui les emportait, et plus d'une fois ils ont découvert dans ses tourbillons la clef pour sortir de nouveau à la lumière.

Et surtout, Estanislao pensait que l'art n'est pas là pour nous tranquilliser, embellir la réalité ou décorer la tragédie mais pour affronter la complexité de la vie, les drames profonds, les solitudes sans nom, et les convertir en harmonie et en sens.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire avait perdu son père et il avait dû l'idéaliser : Rêver qu'un père mythique guidait ses pas à travers le chemin de la beauté et de la poésie. Sa mère s'était remariée et avait fait sentir à l'enfant qu'il était comme secondaire dans sa vie. Sa famille lui avait imposé une interdiction, ils avaient empêché le poète d'être l'administrateur de sa propre fortune parce qu'ils le considéraient capable de la jeter par les fenêtres, ce dont il avait entièrement le droit. De plus, sa mère s'était mariée avec un général de la République Française, un ministre de Napoléon III, et ce militaire dédaigneux et hautain avait fait sentir au poète son insignifiance dans le contexte d'une famille bourgeoise arriviste, pour qui la poésie était une forme de dérision et le poète, un clochard méprisable.

Baudelaire aurait bien aimé faire payer sa mère qui allait de salon en salon, d'ambassade en ambassade, et le laissait seul avec ses rêves et ses démons, mais les cartes elles-même n'y faisaient rien et il n'y avait pas de langage qu'elle aurait pu entendre. Baudelaire aurait bien aimé, au milieu des tempêtes de la commune de Paris, tirer une balle dans le coeur de ce ministre du Second Empire, le général Aupick, qui voulait cacher son beau-fils comme si c'était de la vermine, mais oh, c'était le mari de sa mère et le deuxième homme le plus puissant de France.

Comment interdire à Baudelaire d'oeuvrer pour sa rédemption, ou au moins de sublimer son désespoir sur la scène privilégiée de la langue, et dans le vol de la poésie, et leur faire sentir non seulement à eux, mais à la France, à l'Europe, aux êtres humains de tous les âges, que le poète n'est pas un rancunier vulgaire qui fait payer ses petites fautes personnelles, mais un libérateur des humiliations de l'histoire et que ses armes sont l'indignation, la beauté et la musique ?

Voici la réponse de Baudelaire à la tragédie la plus profonde de son coeur : le poème Bénédiction, le deuxième poème des Fleurs du mal, dans l'admirable traduction de Estanislao Zuleta.
Bendición
Charles Baudelaire (Traducción de Estanislao Zuleta)

Cuando, por un decreto de potencias supremas,
El poeta aparece en este mundo hastiado
Su madre horrorizada y llena de blasfemias
Se crispa contra Dios, que la escucha apiadado.

Por qué no habré parido todo un nudo de víboras 
Antes que concebir este ser irrisorio.
Maldita sea la noche de placeres efímeros 
En que fuera engendrado mi suplicio expiatorio.

Puesto que fui elegida entre tantas mujeres 
Para traer desgracia a mi esposo maltrecho, 
Y que como una carta clandestina de amores
No se puede quemar el monstruo contrahecho.

Ya sabré yo volver tu odio que me aplasta
Contra este instrumento de tu malignidad,
Y sabré castigar esta planta nefasta 
Para que sus retoños no puedan infectar.

Y mientras así rumia su odio y su tormento
Sin poder comprender los sempiternos planes,
Prepara las hogueras que consagra el infierno
A los inolvidables crímenes maternales.

Bajo la protección de un ángel invisible
El niño desechado se emborracha de sol
Todo lo que cosecha su experiencia sensible
Es licor de los dioses, néctar embriagador.

Él charla con las nubes y juega con los vientos,
Es feliz mientras sigue la ruta de su cruz,
El genio que lo guía llora al verlo contento
Como un pájaro libre en una selva azul.

Siempre le temen todos los que él quisiera amar,
O al contrario se enervan por su porte flemático,
Y para hacerlo blanco de su ferocidad
De alguna culpa siempre procuran acusarlo.

En su pan y su vino mezclan escupitajos, 
Y con desdén hipócrita apartan lo que toca,
Piensan haber caído horriblemente bajo
Cuando por azar cruzan la vía que le es propia.

Su mujer va gritando por los lugares públicos:
Si me encuentra tan bella para rendirme culto, 
Adoptando el papel de los antiguos ídolos
Me cubriré de oro como ellos, a mi gusto.

Me embriagaré de nardos, de inciensos y de mirras, 
Y de genuflexiones, de carnes y de vinos,
Usurparé con creces en un ser que me admira,
Todos los exaltados homenajes divinos.

Y cuando esté cansada de esas farsas impías,
Mi mano fuerte y frágil sellará su destino,
Mis garras afiladas como las de una arpía
Hasta su corazón se abrirán un camino,

Y como un joven pájaro que tiembla y que palpita,
Arrancaré del pecho su rojo corazón,
Para satisfacer mi bestia favorita
Se lo arrojaré al suelo, con desdén, sin pasión.

Hacia el cielo, en el cual ve un espléndido trono,
El poeta sereno dirige su plegaria,
Y los potentes rayos de su espíritu lúcido
Le impiden ver los pueblos erizados de rabia.

Bendito tú, señor, que das el sufrimiento
Como santo remedio de nuestras impurezas,
Y como el más excelso y más puro fermento
Que para los sagrados placeres nos da fuerza.

Yo sé bien que tú guardas un lugar al poeta
En las filas felices de tus santas legiones,
Y que es un invitado tuyo a la eterna fiesta
De virtudes, dominios y permanentes dones.

Yo sé bien que el dolor es la nobleza prístina
Contra la que no pueden la tierra y los infiernos,
Y que para tejer mi gran corona mística,
Hay que vencer los mundos y dominar los tiempos.

Ni las joyas perdidas de viejas capitales,
Los metales ocultos y las perlas del mar,
Montados por tu mano nunca serán bastantes 
Para esta diadema deslumbrante adornar.

Porque estará tan solo revestida de luz, 
Recogida en el foco de rayos primitivos,
Del que los ojos vivos en todos su esplendor,
No son más que reflejos vagos y oscurecidos.

Bénédiction 
Charles Beaudelaire

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

- " Ah ! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! "

Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.

Il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.

Sa femme va criant sur les places publiques :
" Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;

Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins !

Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'à son coeur se frayer un chemin.

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! "

Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide,
Le Poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :

- " Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête,
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! "

Source : La Redención por la Belleza
Traduction : C.Marchais



mercredi 17 août 2016

Amérique : Un nom de femme


Trois femmes ont eu une importance décisive à leur époque : Policarpa Salavarrieta, Manuela Sáenz et Juana Azurduy. Trois histoires qui révèlent le rôle des femmes dans le passé latino-américain.

El Espectador. 14/08/2016

"Voyez ! Bien que jeune et femme, j'ai tout le courage d'affronter la mort, et mille morts encore. N'oubliez pas cet exemple" C'est ainsi que s'insurgea quelques minutes avant d'être fusillée, l'espionne, la guerrière, la créole, la femme qui avait défié non seulement l'ordre espagnol en Amérique, mais aussi le machisme de ses compatriotes qui à plusieurs reprises affirmèrent que les affaires révolutionnaires indépendantistes n'étaient pas du ressort des femmes. A 21 ans, Policarpa Salavarrieta "La Pola" s'était mobilisée activement pour transmettre des informations ou pour acheter du matériel de guerre, jusqu'à devenir la plus futée des espionnes.

Elle utilisa son métier de couturière des femmes de la grande bourgeoisie pour se camouffler et faire passer des noms, des lieux et toute information utile aux guérillas. Son origine provinciale lui donnait l'avantage d'être inconnue par bon nombre d'habitants aisés de la Bogotá d'alors, cela favorisait sa mission risquée et la convertit en pièce maitresse pour ses compagnons. De nombreux écrivains et chercheurs ont voulu rendre compte de la vie de cette héroïne sur qui subsistent peu de ressources historiographiques. Il n'en demeure pas moins que, depuis sa mort au peloton d'exécution, elle a inspiré de nombreuses femmes qui ont rejoint la cause révolutionnaire.

Ce furent de rudes années de lutte politique. Arracher d'Amérique la couronne d'Espagne avait uni plus de gens que ce que l'histoire officielle veut bien raconter sur l'indépendance : Des peuples originaires enragés qui continuaient à vouloir se libérer du joug, des femmes parmi les troupes qui ont perdu la vie en luttant pour la liberté, ces armées de paysans à qui l'histoire n'a pas rendu justice. "La Pola" est donc un symbole de révolte qui s'est gagné le respect des troupes indépendantistes. Elle est, peut-être, la représentation la plus visible des femmes qui ont bataillé pour le pays.

Au beau milieu du silence du Palais de San Carlos, une femme s'interpose entre Bolívar et ceux qui voudraient l'assassiner. La belle de Quito à la noire chevelure, qui participa activement aux campagnes de la geste libératrice, a affronté les commérages de la bonne société de l'époque en abandonnant son mari et en aimant librement Simón Bolívar. Occupant le rôle de l'amante, dénigrée par une histoire machiste et oubliée pendant de nombreuses années, elle a agi contre ce qu'elle même définira, dans les très belles lettres qu'elle échangea avec le Libertador, comme des conventions et de l'hipocrisie. Manuela Saénz, la colonnelle, malgré cette histoire romantique où elle a été injustement confinée, a vaincu tous les détracteurs de son époque à cause de la combatitivité de sa stratégie guerrière, sa conviction dans l'idéal de la liberté et ses qualités de conseillère pour organiser l'Etat.

La "libératrice du libérateur", voilà le titre que lui a conféré Simón Bolívar après qu'elle l'ait aidé à s'échapper au cours de la tentative d'assassinat  due à la trahison de ses compagnons. Ceux-ci furent découverts et retenus par Manuela, qui lui donna le temps de sortir par la fenêtre. Les anecdotes autour de la figure de l'héroïne la plus controversée de l'Indépendance sont innombrables, il conviendrait de batailler contre l'infamie machiste qui nie à Manuela Sáenz ce que ses compagnons ont reconnu mille fois : Un violent ouragan qui, habillé en homme, jaillissait sur le champ de bataille avec un fusil en main pour ensuite se transformer en infirmière auprès des soldats tombés au combat. Une femme courageuse qui a lutté avec force pour les droits de ses congénères.

 "Le sentiment recueilli auprès du Libertador et la promotion au grade de Colonnel qu'il vous a conféré, le premier que signe la patrie en son nom, ont été accompagnés de commentaires sur le courage et l'abnégation qui ont caractérisé votre personne pendant les années les plus difficiles de la lutte pour l'indépendance" écrivait Manuela Sáenz dans une lettre à l'attention de Madame Juana Azurduy, quelque temps après que Bolívar l'ait visitée pour la promouvoir colonnel en raison de sa longue lutte avec les troupes idéalistes. Née dans le Vice-Royaume du Haut-Pérou (la Bolivie actuelle), connue jusqu'au nord de l'Argentine comme une des plus féroces guérrières des luttes indépendantistes, d'origine indigène et espagnole, Azurduy a appris toute petite le quechua et l'espagnol. Expulsée du couvent où elle résidait à 17 ans, elle rejoignit la Révolution de Chuquisaca et à partir de ce moment-là, ne faillit jamais au devoir de militante. Elle est présente dans les légendes de différentes batailles, comme celle de Ayohuma, où l'armée de Buenos Aires était vaincue, jusqu'à ce que survienne le bataillon féroce qu'elle commandait, composé d'hommes et de femmes.

"C'est alors qu'entre en scène, à la surprise générale, une femme belle et indomptable, avec une légion d'indépendantistes : C'était Juana Azurduy de Padilla! Les passions civiques, l'enthousiasme épique, l'idée de la rédemption l'animaient à se sacrifier dans la lutte" écrit Macedonio Urquidi en 1919. Elle a perdu quatre enfants et son époux au cours de la lutte indépendantiste. On raconte que pour son cinquième accouchement, elle se trouvait au milieu d'une bataille et qu'elle accoucha alors que quelques hommes assuraient sa garde au bord du fleuve pendant que son époux, Manuel Ascencion Padilla, luttait contre les royalistes. Après avoir donné naissance à sa fille, elle se rendit compte de la trahison de ses gardiens qui voulaient les tuer et les voler, couteau à la main et au galop, elle se lança dans le fleuve et sortit sur l'autre rive en sauvant sa petite.

La nouvelle Amérique est née avec un nom de femme, les nouvelles patries ont surgi et d'autres luttes. Le désir inquiet de pays non colonisés est resté, le défi de donner aussi à l'histoire une image de femme courageuse et l'engagement clair de républiques véritablement libres et indépendantes.

Traduction : C.Marchais