mercredi 24 août 2016

Colombie. Accord avec les FARC : Une opportunité historique


Par Juanita Leon - La Silla Vacia 
24/08/2016

L'annonce que l’accord de paix avec les FARC est formellement conclu, est l’aboutissement de deux ans de négociations secrètes et de quatre ans de discussions à La Havane. Et c’est une opportunité historique qui s’ouvre pour la Colombie. 

Le terme utilisé est celui de "clôture", car comme l'avait déjà annoncé la Silla Vacia depuis plus d'un mois, ce n'est pas cette nuit qu'a été signé l'Accord Final : Il n'a été que "pré-signé". C'est à dire que Humberto de la Calle et le chef de la délégation des Farc, Iván Márquez ont paraphé le texte final pour qu'il puisse être envoyé au Congrès.

Une source du Sénat a confirmé à La Silla Vacia que mardi, cette institution convoquera le plébiscite qui aura lieu un mois après. De cette manière, les colombiens pourront entériner -ou pas- l'Accord à la fin septembre ou dans les premiers jours d'octobre, juste avant que ne s'achève le délai de présentation par le ministre des Finances de la réforme budgétaire qui doit être approuvée avant la fin du semestre. C'est ce qui explique l'ardeur des derniers jours à la Havane pour clôturer la négociation et éviter ainsi que le vote sur le plébiscite ne coïncide avec la discussion sur la hausse des impôts. 

Avant le plébiscite, probablement le 23 septembre, Santos et le chef guérilléro Timochenko signeront l'Accord Final en présence de dizaines de présidents étrangers, pour donner une impulsion au scrutin du plébiscite. Si ce jour-là, c'est le OUI qui gagne, ceux qui auront voté pour cette option pourront célébrer que les Farc ne soient plus un groupe armé. 

Qu'y a-t-il dans l'Accord ? 

L'Accord atteint avec les Farc recherche trois choses : 
D'un côté, éliminer les facteurs qui ont été le bouillon de culture qui fait que la guerre en Colombie se soit prolongée et que les groupes armés se recyclent les uns après les autres.
De l'autre, créer les conditions pour que la guérilla passe de la recherche de la prise de pouvoir par les armes à celle de la prise de pouvoir par les urnes.
Et enfin, satisfaire un tant soit peu les droits des victimes à la vérité, à la justice, la réparation et la non-répétition. 

Pour le premier objectif, l'Accord a un large chapitre dans lequel le Gouvernement s'engage à mener le développement rural, à titulariser les terres, à donner des terres aux paysans et à créer des garanties pour que quiconque puisse être un critique acharné du Gouvernement en place sans pour cela être tué.
Les Farc, de leur côté, s'engagent à laisser les armes dans un délai de six mois à partir de leur concentration dans des zones qui seront sous vérification de l'ONU, à aider au démantèlement des cultures illicites et à reconnaitre leurs crimes, à demander pardon et mettre en œuvre des modes de réparation de leurs victimes. 

Pour le deuxième objectif, l'Accord a un chapitre sur la participation politique qui facilite la conversion des Farc en parti politique viable : on leur donne directement des sièges au Congrès (on saura combien cette nuit), on crée la possibilité que dans leurs zones d'influence, des mouvements puissent présenter des candidats qui soient élus avec moins de voix que les candidats d'un parti normal, on leur donne accès aux médias, et on assure de pleines garanties au mouvement social. 

Et pour les victimes, sont créés une Commission de la Vérité où elles pourront raconter ce dont elles ont souffert, une Juridiction Spéciale de Paix qui condamnera à des peines alternatives ceux qui auraient commis les pires crimes s'ils confessent leurs actes, et des programmes de réparation, symbolique dans de nombreux cas. 

C'est un accord hyper détaillé de plus de 200 pages, qui crée un précédent international important puisqu'il est conclu après la signature du Traité de Rome qui avait créé des standards de justice plus exigeants pour les criminels de guerre. S'il est entériné, il représenterait la fin des Farc comme groupe armé. 

Malgré cela, c'est un accord qui n'a inspiré que très peu d'émotion chez les colombiens. Majoritairement convaincus après huit ans de Sécurité Démocratique que la guérilla était pratiquement vaincue, pour beaucoup, elle ne méritait que de finir magnanimement par une reddition. Sans accord politique préalable au sein de l'Establishment, toute concession a été considérée comme excessive –et il y a plusieurs concessions, à commencer par le fait que ceux qui ont commis des crimes contre l'humanité peuvent échapper à la prison. 

"C'est une paix résignée" affirmait Álvaro Jiménez, directeur de la Campagne Colombienne contre les Mines quand la négociation était à mi-chemin. Résignée ou pas, on est tout de même arrivé à un accord de paix, ce qui avait été tenté –sans résultat– par les cinq derniers présidents. 

Les facteurs du succès 

Plusieurs éléments ont permis d'aller si loin. 

D'abord, une corrélation militaire favorable à l'Establishment. Les deux gouvernements d'Uribe ont bien quelque chose à voir avec le fait que, même si elle était loin d'être finie, la guérilla est arrivée stratégiquement perdante à la Table de négociation. Elle n'avait pas une véritable possibilité de prendre le pouvoir, cela la rendait plus ouverte pour arriver à un accord. 

Ensuite, il y a la disposition de Santos à risquer tout son capital politique pour arriver au final. Son habileté a joué un rôle clef en identifiant le moment correct pour débuter le processus de paix, quand les conditions étaient réunies :
Une gauche latino américaine convaincue qu'elle a plus de possibilités avec la démocratie,
La certitude du président vénézuélien Hugo Chávez que les Farc seraient plus fonctionnelles comme parti politique légal que comme guérilla dans l'expansion de la révolution bolivarienne,
La conclusion à laquelle était arrivée une bonne partie de l'Establishment qu'il valait mieux une solution négociée qu'une solution militaire après l'épisode des faux positifs,
L'intérêt qu'avait Cuba à démontrer aux Etats-Unis qu'elle n'était plus une couveuse de guerres, mais tout le contraire. 

La phase secrète menée par Sergio Jaramillo et le guérilléro Mauricio Jaramillo a été essentielle pour définir un agenda ciblé et des règles de négociation si claires que, quand le processus est devenu public, il y avait déjà "la voie de chemin de fer pour que roule le train" comme l'indiquait une source à la Silla Vacia et il y avait la clarté "pour éviter les négociations genre café du commerce" comme le disait une autre. 

L'équipe très engagée du Bureau du Haut Commissariat qui a apporté les rapports techniques aux négociateurs, l'engagement de toute l'équipe négociatrice à persister, malgré le sacrifice personnel de rester quatre ans à La Havane, la méthode de négociation autour de la Table qui a permis de construire des accords malgré l'absence d'un médiateur, ont également contribué au succès de la négociation. Dès le départ, le leadership, l'habileté et le respect engendré tant à l'intérieur de l'équipe comme en dehors par Humberto de la Calle comme chef négociateur a imprimé à la négociation une stature politique. 

L'isolement de Cuba et le professionnalisme des cubains, le rôle joué par la Norvège et le Vénézuéla comme garants ont également été cruciaux pour en arriver là. Et aussi que Barack Obama et Jhon Kerry aient misé sur le processus, car paradoxalement, malgré leur "antiyankismo", la présence du délégué du président des Etats-Unis Bernie Aronson a été une des meilleures garanties pour les Farc. 

Le rôle que jouèrent les généraux Jorge Enrique Mora et Óscar Naranjo ainsi que la sous-commission technique des militaires a été aussi très important pour calmer les craintes de l'establishment militaire.

Et la décision des Farc de mettre tout le Secretariado dans le processus et d'amener Timochenko à La Havane pour prendre les décisions dans la phase finale a également permis le succès de la négociation. 

Ce que cela signifie 

Tout ce qui précède a permis d'en arriver aujourd'hui à cette nouvelle qui peut être beaucoup de choses à la fois :
C'est, avec la mort de Jorge Eliécer Gaitan et la Constituante de 91, une des trois nouvelles les plus importantes en 70 ans,
C'est la fin de la dernière confrontation inspirée par la guerre froide en Amérique Latine
C'est l'espérance que la violence sera éradiquée de la politique en Colombie,
C'est la photo que tous les présidents ont espéré depuis 32 ans,
C'est la conséquence logique de la défaite militaire de la guérilla ou de son échec à prendre le pouvoir militairement
... Ou c'est un pied de page de l'histoire si le NON gagne le plébiscite.

Pourtant, comme l'indiquait une source à la Silla Vacia, cette seule nouvelle signifie aujourd'hui des choses très différentes selon chaque acteur de la société colombienne. 

Pour Juan Manuel Santos : C'est son succès politique le plus retentissant, le passeport pour un lieu de premier plan dans l'histoire colombienne. 

Pour les Farc : C'est une sortie digne vers la politique, sortie de la dégradation du narcotrafic et du terrorisme. Cela signifie sa transformation en force politique dans un contexte de manque de légitimité de la classe politique traditionnelle, avec le défi que les gens les suivent pour une autre raison que l'intimidation des armes. C'est l'ouverture vers un espace international. 

Pour Álvaro Uribe : C'est une défaite politique, qui est loin d'être la définitive. 

Pour la majorité des régions, des forces politiques alternatives, le mouvement social et les victimes du secteur rural : C'est l'espoir, l'attente d'accéder au pouvoir et de trouver des solutions à leurs manques, leurs besoins et leurs aspirations. C'est la possibilité d'avoir une voix et de prendre part au destin de la Colombie. "Si les accords sont respectés, la Colombie entrera dans une transition politique où il y aurait une déconcentration avec des expressions régionales et locales du pouvoir" dit César Jérez, leader des Zones de Réserves Paysannes. 

Pour les Forces Militaires : C'est le défi de se transformer en une armée moderne pour la Défense Nationale et de dépasser l'étape de l'armée contre-insurrectionnelle; c'est la sortie de milliers de prévenus et de détenus ; c'est la possibilité de tourner la page des violations des droits de l'homme. 

Pour les chefs d'entreprise : C'est la situation désirée (sans les menaces du conflit), pleine d'incertitudes sur les nouvelles conditions pour faire des affaires, avec dans certains secteurs, plus de peurs que dans d'autres. 

Pour les paysans : C'est l'attente d'une vie digne dans les campagnes, que le secteur acquière en priorité ce qu'il n'a pas eu dans les politiques publiques. C'est la possibilité d'arrêter d'être des citoyens de deuxième zone. 

Pour la population urbaine : Il y a de grands espoirs dans les secteurs les plus progressistes et organisés, et très peu d'expectative pour la majorité. 

Les opportunités et les risques 

Pour la Colombie, la signature de cet Accord représente une grande opportunité et aussi de nombreux risques. "C'est l'opportunité de tourner la page d'un conflit anachronique" dit María Victoria Llorente, directrice de la Fondation Idées pour la Paix. "Ce conflit, aussi bien symboliquement que mentalement, a été un fardeau pour la modernisation du pays. Cet accord est comme un cadeau. Ce que nous ferons de lui dépendra des colombiens". 

"L'Accord ouvre aussi la possibilité d'un rapprochement du secteur rural, pour qu'ils deviennent enfin des "vrais" colombiens" pense Juan Carlos Palou, chercheur sur le conflit.
"C'est l'opportunité de sortir de cette décadence humaine et spirituelle dans laquelle nous étions tombés à cause du conflit armé" dit Manuel Ramiro Muñoz, directeur du Centre d'Etudes Interculturelles de l'Université Javeriana de Cali. "Les millions de victimes sont le reflet de la barbarie de la guerre". 

De multiples risques vont de pair avec les opportunités, notamment le risque que la grande ou la piètre espérance engendrée par la signature d'aujourd'hui se convertisse en nouvelle frustration pour les colombiens. 

Le premier défi concerne la capacité de l'Etat a réellement assurer le monopole de la force dans les territoires que laissent les Farc. Son incapacité à contrôler les bandes criminelles ou l'Eln peut engendrer un autre type de violence. D'autant plus quand prospère le narcotrafic, qui a servi de combustible à cette guerre. 

Le traitement moins punitif des producteurs de coca de la part de ce gouvernement a fait –selon le dernier rapport de l'ONU– que les paysans sentent moins de risques pour cultiver et que, comme le disait récemment le maire de Puerto Rico dans le Caquetá, les gens aient commencé à "naturaliser" la culture de la coca. Il existe un risque réel que, avec un moindre risque de fumigation ou d'emprisonnement, les narcos aux affaires recommencent à augment les cultures qu'ils avaient relégué aux paysans producteurs de coca basiques. Selon une source experte, dans des lieux comme Tumáco, les caïds locaux sont en train de prendre le pouvoir et s'organisent pour emporter des chargements aux Etats-Unis. 

Beaucoup ont l'espoir que les Farc, qui voudront éviter que d'autres groupes armés arrivent avec la coca dans les zones où ils ont toujours commandé, contribueront efficacement au démantèlement des cultures. Mais il y a un doute sur le fait que son autorité sur les gens ne se dérivait que de la peur inspirée par les armes. 

Il y a également le risque que le Gouvernement n'ait ni l'argent ni le recrutement suffisant dans les institutions pour mettre en oeuvre les accords. Pour ne donner qu'un exemple, l'Agence de la Rénovation du Territoire, qui sera chargée de réactiver économiquement et d'intégrer au reste du pays les régions les plus affectées par le conflit, n'a commencé à fonctionner que neuf mois après sa création et elle n'a que quatre fonctionnaires, dont la directrice Mariana Escobar (Voir La silla).

Et enfin, il y a la difficulté à promouvoir une réconciliation effective alors que l'on n'a pas réussi à construire un accord politique minimum autour de cette négociation. Le plus grand risque pour l'accord est là : Que le mois prochain, ce soit le NON qui gagne. 

Voilà pourquoi, la grande fête pour célébrer l'annonce historique devra attendre.
Aujourd'hui, ce n'est qu'un apéro.


Source : El Acuerdo con las Farc. Una oportunidad histórica
Traduction : C.M


 

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