lundi 4 janvier 2016

La gauche du futur : Une sociologie des émergences

31/12/2015

Le futur de la gauche n’est pas plus difficile à prévoir qu’un autre fait social. La meilleure manière de l’aborder, c’est avec ce que j’appelle une « sociologie des émergences ». Elle consiste à porter une attention particulière à certains signes du présent pour voir en eux des tendances, des embryons de ce qui sera peut-être décisif dans le futur. Dans ce texte, je porte une attention particulière à un fait, inhabituel, qui peut signaler quelque chose de nouveau et d’important : Je me réfère aux pactes entre différents partis de gauche.

Les pactes

La famille des gauches n’a pas une forte tradition de pactes.  Certaines branches de cette famille ont même plutôt tendance à pacter avec la droite qu’avec d’autres branches de la famille. On dirait que les divergences internes dans la famille des gauches font partie de son code génétique,  tant elles ont été constantes tout au long des deux cents dernières années. Pour des raisons évidentes, les divergences ont été plus grandes et plus notables dans la démocratie. Quelques fois, la polarisation est telle qu’elle en arrive au point qu’une branche ne reconnaît même pas que l’autre appartient à la même famille. Par contre, pendant les périodes de dictature, les ententes ont été fréquentes, même si elles se terminent une fois la période dictatoriale terminée.

A la lumière de cette histoire, le fait que nous assistions ces derniers temps à un mouvement de pactes entre différentes branches des gauches dans les pays démocratiques mérite réflexion.  Le sud de l’Europe en est un bon exemple : l’unité autour de Syriza en Grèce, malgré toutes les vicissitudes et les difficultés ; le gouvernement dirigé par le Parti Socialiste au Portugal avec l’appui du Parti Communiste et du Bloco de Esquerda suite aux élections du 4 octobre 2015 ; certains gouvernements autonomiques sortis des élections régionales de 2015 en Espagne et, au moment où j’écris, la discussion sur la possibilité d’un pacte à l’échelle nationale entre le PSOE, Podemos et d’autres partis de gauche suite aux résultats des élections générales de décembre. Dans d’autres régions d’Europe et d’Amérique Latine, certains indices permettent de penser que des pactes similaires pourraient surgir dans un futur proche. Deux questions s’imposent : Pourquoi cette impulsion du pacte en période démocratique ? Quelle est sa viabilité ? 

La première question a une réponse plausible. Dans le cas du sud de l’Europe, l’agressivité de la droite au pouvoir ces cinq dernières années (nationale ou revêtue de l’habit des « institutions européennes ») a été si dévastatrice pour les droits des citoyens et pour la crédibilité du régime démocratique que les forces de gauche commencent à être convaincues que les nouvelles dictatures du XXIè siècle surgiront sous la forme de démocraties de basse intensité. Ce seront des dictatures présentées comme dictamolles ou démocradures, comme gouvernance possible face à l’imminence d’un chaos supposé dans les temps difficiles que nous vivons, résultat technique des impératifs du marché et de la crise qui explique tout sans avoir besoin d’être expliquée. Le pacte est le résultat d’une lecture politique qui considère que l’enjeu, c’est la survie d’une démocratie digne de ce nom et que les divergences sur ce que cela signifie maintenant, sont moins urgentes que de sauver ce que la droite n’a pas encore réussi à détruire.

Répondre à la deuxième question est plus difficile. Comme le disait Spinoza, les personnes (et j’ajoute, les sociétés) sont conduites par deux émotions fondamentales : La peur et l’espérance. L’équilibre entre les deux est complexe mais sans l’une de ces deux émotions, nous ne survivrions pas. La peur domine quand les perspectives de futur sont négatives (« c’est moche mais le futur pourrait être encore pire ») ; d’un autre côté, l’espérance domine quand les perspectives sont positives ou quand, au moins, la non-acceptation de la supposée fatalité des perspectives négatives est largement  partagée. 

Trente ans après l’assaut global contre les droits des travailleurs, la promotion de l’inégalité sociale et de l’égoïsme comme vertus sociales majeures, le pillage sans précédents des ressources naturelles, l’expulsion de populations entières hors de leurs territoires et la destruction environnementale que cela signifie, la promotion de la guerre et du terrorisme pour créer des Etats déliquescents et éliminer les défenses des sociétés face à la spoliation, l’imposition plus ou moins négociée des traités de libre échange totalement contrôlés par les intérêts des entreprises multinationales, la suprématie totale du capital financier sur le capital productif et sur la vie des personnes et des communautés, avec la défense hypocrite de la démocratie libérale ajoutée à tout cela, on conclura aisément que le néo-libéralisme est une immense machine à produire des perspectives négatives pour que les classes populaires ne sachent pas les véritables raisons de leur souffrance, se conforment avec le peu qu’elles ont encore et soient paralysées par la peur de tout perdre.

Le mouvement « pactiste » au sein des gauches est le produit d’un temps, le nôtre, celui de la prédominance absolue de la peur sur l’espérance. Cela signifiera-t-il que les gouvernements issus des pactes seront victimes de leur succès ? Le succès des gouvernements pactés par les gauches se traduira par une atténuation de la peur, par le retour d’une certaine espérance dans les classes populaires en montrant à travers une gestion gouvernementale pragmatique et intelligente, que le droit à avoir des droits est une conquête civilisatrice irréversible. Au moment où brillera à nouveau l’espérance : les divergences referont-elles surface et les pactes seront-ils jetés à la poubelle ? Si cela arrivait, ce serait fatal pour les classes populaires, qui retourneraient rapidement au découragement silencieux face à ce fatalisme cruel, si violent pour les grandes majorités et si bienveillant pour les toutes petites minorités. Mais cela serait aussi fatal pour l’ensemble des gauches, car il serait démontré pour plusieurs décennies que les gauches sont bonnes à corriger le passé mais pas à construire le futur. Pour que cela n’arrive pas, deux types de mesures doivent être mises en œuvre pendant la durée des pactes. Deux mesures qui ne sont pas imposées par l’urgence du gouvernement courant et qui, pour cette raison, doivent résulter d’une volonté politique bien déterminée. Je nomme ces deux mesures Constitution et Hégémonie.

Constitution et Hégémonie

La Constitution est l’ensemble des réformes constitutionnelles ou infra-constitutionnelles qui restructurent le système politique et les institutions afin de les préparer à affronter la dictamolle et le projet de démocratie d’hyper basse intensité qu’elle implique. Selon les pays, les réformes seront différentes, les mécanismes utilisés seront eux aussi différents. Si dans certains cas, il est possible de réformer la Constitution à travers les Parlements, dans d’autres, il sera nécessaire de convoquer des Assemblées Constituantes sui-generis, vu que les Parlements seront l’obstacle majeur contre toute réforme constitutionnelle. 

Il peut également arriver que, dans un contexte déterminé, la « réforme » la plus importante soit la défense active de la Constitution existante, à travers une pédagogie constitutionnelle renouvelée dans tous les secteurs du gouvernement. Mais il y aura quelque chose de commun à toutes les réformes : Revenir au système électoral le plus représentatif et le plus transparent possible, renforcer la démocratie représentative par la démocratie participative. Les théories libérales les plus influentes de la démocratie représentative ont reconnu (et recommandé) la coexistence ambigüe entre deux idées (contradictoires) qui assurent la stabilité démocratique : D’un côté, la foi des citoyens dans leur capacité et leur compétence à intervenir et participer activement en politique ; de l’autre côté, un exercice passif de cette compétence et de cette capacité à travers la confiance dans les élites au pouvoir. 

Ces derniers temps, comme l’ont démontré les manifestations qui ont secoué de nombreux pays depuis 2011, la confiance dans les élites s’est détériorée sans que, pourtant, le système politique (tel qu’il est conçu ou tel qu’il est pratiqué) permette aux citoyens de récupérer leur capacité et leur compétence pour intervenir activement dans la vie politique. Les systèmes électoraux asymétriques, l’organisation des partis, la corruption, les crises financières manipulées : Voici quelques raisons de la double crise de représentation (« ils ne nous représentent pas ») et de participation (« pas la peine de voter, ils sont tous pareils et aucun ne fait ce qu’il a promis »). Les réformes constitutionnelles obéiront à un double objectif : Rendre la démocratie représentative plus représentative, compléter la démocratie représentative par la démocratie participative. Ces réformes auront pour résultat que la formation de l’agenda politique et le contrôle de la mise en œuvre des politiques publiques cesseront d’être un monopole des partis et devront être partagés entre les partis et les citoyens indépendants organisés démocratiquement dans ce but.

Le deuxième ensemble de réformes est ce que j’appelle l’hégémonie. L’hégémonie est l’ensemble des idées sur la société, des interprétations du monde et de la vie qui, parce qu’elles sont largement partagées, même par des groupes sociaux qu’elles lèsent, permettent aux élites politiques de gouverner plus par consensus que par coercition en faisant appel à elles, même quand ils gouvernent contre les intérêts objectifs des groupes sociaux majoritaires. L’idée que les pauvres sont pauvres à cause de leur propre faute est hégémonique quand elle est défendue non seulement pas les riches, mais aussi par les pauvres et les classes populaires en général. Dans ce cas, par exemple, les coûts politiques des mesures tendant à éliminer ou à réduire drastiquement le RMI sont bien moindres. La lutte pour l’hégémonie des idées de société qui soutiennent le pacte entre les gauches est fondamentale pour la survie et la consistance de ce pacte. Cette lutte a lieu dans l’éducation formelle et dans la promotion de l’éducation populaire, dans les médias, dans le soutien aux médias alternatifs, la recherche scientifique, la transformation des parcours dans les universités, dans les réseaux sociaux, l’activité culturelle, les organisations et les mouvements sociaux, dans l’opinion publique et dans l’opinion publiée. C’est à travers elle que se construisent de nouveaux sens et de nouveaux critères d’évaluation de la vie sociale et de l’action politique – l’immoralité du privilège, de la concentration de la richesse et de la discrimination raciale et sexuelle ; la promotion de la solidarité, des biens communs et de la diversité culturelle, sociale et économique ; la défense de la souveraineté et de la cohérence des alliances politiques ; la protection de la nature – critères qui rendent plus difficile la contre-réforme des branches réactionnaires de la droite qui sont les premières à surgir au moment de la fragilité du pacte. Pour que cette lutte ait du succès, il est nécessaire de promouvoir des politiques qui, à première vue, sont moins urgentes et gratifiantes. Si cela n’est pas, l’espérance ne survivra pas à la peur.

Des apprentissages globaux

S’il est possible d’affirmer une chose avec quelque certitude à propos des difficultés que rencontrent les forces progressistes en Amérique Latine, c’est que ces difficultés sont dues au fait que leurs gouvernements n’ont affronté ni la question de la Constitution, ni celle de l’hégémonie. Dans le cas du Brésil, c’est particulièrement dramatique et cela explique en partie pourquoi les énormes avancées sociales des gouvernements de l’époque Lula sont maintenant si facilement considérées comme de simples rouages populistes et opportunistes, même par leurs bénéficiaires. Cela explique également pourquoi les nombreuses erreurs commises – d’abord, avoir renoncé à la réforme politique et à la réforme de régulation des médias, mais aussi d’autres erreurs qui laissent des blessures ouvertes dans des groupes sociaux importants et aussi divers que les paysans sans terre ni réforme agraire, les jeunes noirs victimes du racisme, les peuples indigènes illégalement expulsés de leurs territoires ancestraux, les peuples indigènes et les quilombos dont les réserves sont homologuées mais non décrétées, les périphéries des grandes villes militarisées, les populations rurales empoisonnées par les agro-toxiques, etc…– ne sont pas considérées comme des erreurs mais omises et même converties en vertus politiques, ou acceptées a minima comme des conséquences inévitables d’un gouvernement réaliste et développementiste.
Les tâches non accomplies de la Constitution et de l’hégémonie expliquent aussi que la condamnation de la tentation capitaliste par les gouvernements de gauche soit centrée sur la corruption et donc sur l’immoralité et l’illégalité du capitalisme, et non sur l’injustice systématique d’un système de domination qui peut se réaliser en respectant parfaitement la légalité et la morale capitaliste.

L’analyse des conséquences de la non-résolution des questions de la Constitution et de l’Hégémonie est essentiel pour prévoir et prévenir ce qui peut arriver dans les prochaines décennies, pas seulement en Amérique Latine, mais aussi en Europe et dans d’autres régions du monde. Entre les gauches latino-américaines et celles d’Europe du Sud, se sont établis ces vingt dernières années d’importants canaux de communication qui doivent encore être analysés dans toutes leurs dimensions. Depuis le début du budget participatif à Porto Alegre (1989), plusieurs organisations de gauche en Europe, au Canada et en Inde (parmi celles que je connais) ont commencé à faire attention aux innovations politiques qui surgissaient dans le champ des gauches de plusieurs pays d’Amérique Latine. 

A partir de la fin des années 1990, avec l’intensification des luttes sociales, la montée au pouvoir de gouvernements progressistes et les luttes pour les Assemblées Constituantes, surtout en Equateur et en Bolivie, il est apparu clairement qu’une profonde rénovation de la gauche était en cours, dont on avait beaucoup à apprendre. Les traits principaux de cette rénovation étaient les suivants : Une démocratie participative articulée à la démocratie représentative, articulation d’où les deux sortaient renforcées ; le rôle essentiel des mouvements sociaux, dont le Forum Social Mondial de 2001 a été une preuve éloquente ; une nouvelle relation entre les partis politiques et les mouvements sociaux ; l’entrée remarquable dans la vie politique de groupes sociaux considérés marginaux jusque là, comme les paysans sans terre, les peuples indigènes et les peuples afro-descendants ; la célébration de la diversité culturelle, la reconnaissance du caractère plurinational des pays et l’objectif d’affronter les héritages coloniaux insidieux toujours présents. Cette liste est suffisante pour mettre en évidence comment les deux luttes auxquelles je me suis référé (la Constitution et l’hégémonie) ont été présentes dans ce vaste mouvement qui paraissait refonder pour toujours la pensée et la pratique de gauche, pas seulement en Amérique Latine, mais dans le monde entier. 

La crise financière et politique, surtout à partir de 2011, et le mouvement des indignés, ont été les détonateurs de nouvelles émergences politiques de gauche dans le sud de l’Europe. Les leçons de l’Amérique Latine y ont été très présentes, particulièrement la nouvelle relation parti-mouvement, la nouvelle articulation entre démocratie représentative et démocratie participative, la réforme constitutionnelle et, dans le cas de l’Espagne, les questions de la pluri-nationalité. Mieux que n’importe quel autre, le parti espagnol Podemos représente ces apprentissages, alors que ses dirigeants ont, dès le début, été conscients des différences substantielles des contextes politiques et géopolitiques européen et latino-américain.

La forme que prendront ces apprentissages dans le nouveau cycle politique qui émerge en Europe du Sud est, pour le moment, inconnue. Mais, on peut d’ores et déjà émettre l’hypothèse suivante : S’il est vrai que les gauches européennes ont appris des nombreuses innovations des gauches latino-américaines, il n’en est pas moins vrai (et tragique) que ces dernières ont « oublié » leurs propres innovations et que, sous une forme ou sous une autre, elles sont tombées dans les pièges de la vieille politique, où les forces de droite montrent facilement leur supériorité vu leur longue expérience historique accumulée.

Si les canaux de communication se maintiennent aujourd’hui, et toujours en préservant la différence de contextes, il serait peut-être temps que les gauches latino-américaines apprennent aussi des innovations qui surgissent dans les gauches du Sud de l’Europe. Parmi elles, je souligne : maintenir vivante la démocratie participative au sein même des partis de gauche eux-mêmes, comme condition préalable à leur adoption dans le système politique national en lien avec la démocratie représentative ; des pactes entre forces de gauche (pas nécessairement seulement entre partis) et jamais avec des forces de droite ; des pactes pragmatiques ni clientélistes (ce ne sont pas des personnes ou des postes dont on discute, mais des politiques publiques et des mesures du Gouvernement), ni de reddition (en articulant les lignes rouges qui ne peuvent pas être dépassées  avec la notion de priorités ou, comme on disait auparavant, en distinguant les luttes premières des luttes secondaires) ; insistance dans la réforme constitutionnelle pour blinder les droits sociaux et rendre le système politique plus transparent, plus proche et plus dépendant des décisions citoyennes, sans devoir attendre les élections périodiques (renforcement du référendum) ; et dans le cas espagnol, traiter démocratiquement la question de la pluri-nationalité.

La machine fatale du néolibéralisme continue à produire de la peur à grande échelle, et à chaque fois qu’elle manque de matière première, elle fait dérailler l’espérance qu’elle peut trouver dans les coins les plus cachés de la vie politique et sociale des classes populaires, elle la triture, elle la mouline et la transforme en peur. Les gauches sont le sable qui peut enrayer cet engrenage spectaculaire afin d’ouvrir les brèches par où la sociologie des émergences fera son travail de formulation et d’amplification des tendances, ces « pas encore », qui font poindre un futur digne pour les grandes majorités. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire que les gauches sachent avoir peur sans avoir peur de la peur. Qu’elles sachent soustraire des semences d’espérance à la broyeuse néolibérale et qu’elles les plantent dans des terrains fertiles où chaque fois plus, les citoyens sentent qu’ils peuvent vivre bien, protégés, aussi bien de l’enfer du chaos imminent, que du paradis des sirènes de la consommation obsessive. Pour qu’il en soit ainsi, la condition minimale est que les gauches soient fermes dans deux luttes fondamentales : La Constitution et l’hégémonie.

Traduction : C.Marchais
Sources : 

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