mardi 5 janvier 2016

La visite au Louvre


Dimanche dernier, je suis allée au Musée du Louvre. Je l'ai fait parce qu'il pleuvait et parce que l'entrée est gratuite les premiers dimanche du mois. Je me suis souvenue de ma première visite, en famille...

Il n'y avait ni la pyramide ni ses fontaines, ni le passage souterrain entre les pavillons, ni les commerces du Carroussel mais c'était déjà le musée le plus visité au monde. C'était un espace public civilisé où, malgré sa notoriété, on pouvait encore jouir avec calme des représentations individuelles et collectives. La "démocratisation" du voyage en avion et l'accès globalisé à l'industrie du tourisme n'avaient pas encore produit ces régiments polyglottes de voyeurs qui assiègent quotidiennement les temples culturels. Là, dans ce musée d'alors, la densité humaine au mètre carré demeurait dans des limites acceptables et laissait quelque interstice pour la respiration des esprits, la surprise de la découverte et l'irruption de la délicatesse.

Depuis des siècles, la Joconde, la Vénus de Milo et la Victoire ailée de Samothrace sont des aimants symboliques, des images reconnues et remâchées qui attirent les foules sentimentales. Elles ont la vertu tranquillisante de proposer un ordre consensuel du monde, comme de s'agenouiller face à la Vierge de Guadalupe, se baigner dans le Gange ou faire des tours autour de la pierre noire de la Mecque. Quand le génie de la Révolution française a transféré dans des galeries publiques les collections privées de la monarchie, de l'aristocratie et de l'Eglise pour que l'ensemble de la société puisse en profiter, il poursuivait le même objectif que la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui affirmait que "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits" et il le localisait dans le champ du droit à jouir de la beauté, à s'émouvoir, à chercher le sens des choses à travers les sens. Il s'agissait - et il s'agit- d'abolir le privilège de la compréhension du monde, de diffuser le visage aimable et sensible de l'utilité publique, et de contribuer à la construction d'un miroir partagé de l'humanité.

Ce fut ainsi qu'en 1793, l'ancien palais royal fut transformé en "Muséum central des arts de la République" et qu'il s'enrichit ensuite avec les prises de guerre, les acquisitions, les donations et les découvertes archéologiques. Ce fut aussi comment on publia en 1794 "l'instruction sur la manière d'inventorier et de conserver, dans toute l'étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences, et à l'enseignement" et que l'on commença à engendrer le culte du patrimoine national, l'augmentant sans rougir par une politique de spoliation des proches voisins autant que des terres envahies les plus lointaines. Sans aucun remords, la "République impériale" fut capable de justifier ses spoliations systématiques : "il existe des morceaux de peinture et de sculpture, et autres productions du génie ; considérant que leur véritable dépôt, pour l'honneur et le progrès des arts, est dans le séjour et sous la main des hommes libres". Il en fut vaillamment ainsi et il en est toujours ainsi, maintenant et ici : "L'universalité" a piétiné et continue de piétiner "l'altérité".

La qualité reliante (ou religieuse) des images étant bien démontrée et n'ayant aucun doute sur son pouvoir de création/récréation sociale, se considérant une digne représentation citoyenne en capacité de comprendre et de sentir le monde, et absolument certaine de la légitimité de son regard universaliste, notre famille entreprit son pélerinage au Louvre.

Dehors, le soleil d'août tapait fort, les arbres du jardin des Tuileries cherchaient à se rafraichir avec le murmure de leurs feuilles et le bassin de la cour carrée regardait le ciel silencieux. Les vapeurs de la coulée d'acier liquide de la Seine submergeaient ses rives dans une torpeur collante. Le contraste avec la pénombre estivale du musée s'avéra accueillante.

Nous sommes passés très rapidement dans les départements des antiquités grecques, étrusques et romaines. Nous nous sommes attardés un peu dans le département des sculptures. Et nous avons ignoré les couloirs du département des antiquités orientales et des antiquités égyptiennes. La priorité était à la peinture, et plus concrètement, UNE peinture : Qui vient pour la première fois au Louvre veut voir la Joconde. C'est un rite, un salut cérémoniel, un passage initiatique pour accéder au monde de "ceux qui croient parce qu'ils ont vu". Avec mon frère, nous voulions la voir parce qu'on nous avait parlé de Léonard de Vinci et de sa Mona Lisa à l'école.

Nous l'avons vue.
Nous avons vu ses yeux voyageurs qui fixent celui qui la regarde, où que soit le voyeur.
Nous avons vu son sourire mi-narquois mi-satisfait.
Nous avons vu le paysage bleu et vert, transparent, déphasé entre le côté gauche et droit du portrait.
Nous avons vu ses mains reposées l'une sur l'autre, tranquilles, sereines, simples.
Nous avons vu sa présence énigmatique protégée par une vitrine de verre.

Et nous n'avons pas compris.
Nous n'avons pas compris pourquoi tout le monde la regardait elle, se prenait en photo face à elle, se bousculait, se marchait sur les pieds pour l'atteindre : elle, petit portrait de femme de 77 x 53 cm... Alors que sur le mur d'à côté, se trouve la peinture colossale des Noces de Cana, avec ses 994 cm de large et 677 cm de hauteur, avec ses 132 personnages parmi lesquels se trouvent Jésus, Marie, la troupe apostolique, Véronèse lui-même qui peignit le tableau, avec d'autres amis peintres, Le Titien et Le Tintoret, et aussi François 1er, Marie d'Angleterre et Soliman le Magnifique : soixante sept mètres carrés de couleurs vives et l'eau changée en vin.

Ce que nous avons découvert et compris, c'est la qualité de "mouton" diffusée par l'industrie culturelle... Quand nous sortîmes du musée mon frère et moi, nous avions l'épine de l'altérité bien piquée dans la conscience.

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