samedi 5 août 2017

La violence politique au Venezuela


par Marco Terrugi in Hasta el nocau
Sociologue, journaliste franco-argentin
résident en ce moment au Venezuela

Il y a un casse-tête des morts. Plus de cents, en plus de cents jours de conflit. Pour l'opposition médiatique, le problème se résume à l'idée que tous ont été assassinés par le gouvernement. Peu importe qu'il n'y ait pas de preuves à l'heure du grand titre ou qu'il n'y ait pas eu d'enquête pour fonder une affirmation comme celle-là. Ce qui importe, c'est l'impact, le nombre, le scandale, le mort empilé sur l'autre mort et qui construit petit à petit l'idée d'ores et déjà consolidée partout : Le régime est autoritaire, dictatorial, il viole les droits de l'homme.

Dans d'autres cas, la responsabilité n'est pas attribuée au gouvernement sinon à la crise, au conflit. Un vieux truc, avec en grand titre "La crise a fait deux nouveaux morts", et pourtant, ils furent assassinés par la police aux ordres du gouvernement argentin, Darío Santillá et Maximiliano Kosteki en 2002. A l'époque, ce ne fut pas "la crise", cela ne l'est pas non plus au Venezuela aujourd'hui. S'il reste un peu de journalisme dans cette bataille politique, on devrait au moins conserver l'enquête comme base pour construire les informations et l'opinion. Il s'agit-là d'un souhait presque ingénu : le mensonge est devenu une forme centrale de communication dans ces médias.

Il y a enfin un autre truc : Dire sans nommer. "Des morts pendant la journée électorale" ou par exemple, "ils ont incendié le siège de la magistrature" quand il est évident - il suffit de suivre les mouvements - que l'édifice a été incendié par des groupes de choc qui, à chaque manifestation de l'opposition, sont en première ligne et reçoivent leurs ordres des dirigeants de Voluntad Popular. Dans ce cas, il n'y a pas d'auteur de l'action. Ni le gouvernement, ni la crise, personne. Et encore moins l'opposition.

Ces trois variables sont répétées quotidiennement par des dizaines de grands titres, sur la une, au Venezuela et dans le monde. Le résultat, c'est qu'une majorité est convaincue du fait que le gouvernement est l'auteur de toute la violence et des morts. Combien de fois faut-il répéter une idée pour qu'elle devienne une vérité ? Dans le cas de l'opposition vénézuélienne, l'architecture communicationnelle est écrasante : Elle peut compter sur les principaux médias de chaque pays du continent, des Etats-Unis et d'Europe, articulés entre eux.

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Les morts, donc. Qui est responsable ? Il y en a plus de cent, avec un nombre exact diffus : 125? 127? Plus? Moins? Difficile d'avoir une certitude en raison du large éventail de causes des morts - certaines ont été notées dans des analyses et exclues par d'autres-, en raison aussi des sources d'information, du croisement des données entre les pouvoirs publics et les sources journalistiques. Les causes ont été diverses : des barricades et des blocus, des pillages, des brûlés vifs ou des lynchés, la manipulation d'explosifs, le fait de passer près d'une manifestation sans y participer, les bagarres entre manifestants, les tirs des bandes criminelles, de l'intérieur des manifestants, par les corps de sécurité de l'Etat, entre autres.

Dans ce total, il y a eu 11 victimes par balles des corps de sécurité. Suite à cela, 39 agents sont en procès, détenus ou mis en examen. C'est à dire qu'environ 10% des morts sont de la responsabilité de l'Etat. Autre élément : Parmi le total des morts, au moins 7 personnes sont des membres d'une des forces de sécurité. Le discours qui dit que tous les morts sont causés par le gouvernement tombe rapidement.

Alors qui sont les responsables des 90% restants ? Au niveau intellectuel, ce sont les dirigeants des partis d'opposition, en particulier Voluntad Popular et Primero Justicia, qui conduisent le plan d'escalade de la violence dans la rue. Au niveau matériel, cela dépend de chaque cas : des paramilitaires, des groupes de choc, les jeunes des manifestations eux-mêmes, des gens isolés incités à tuer - car pour une partie de l'opposition, il est devenu légitime de tuer du chaviste. Le Ministère Public n'a détenu personne de l'opposition, ni auteur matériel ni intellectuel, même quand l'évidence a été enregistrée par des caméras, quand par exemple un des jeunes a été lynché et incendié parce qu'il passait auprès d'une manifestation en plein Caracas. Et ce n'est pas un hasard, car l'alignement de la Fiscalia sur l'opposition est déclaré. La justice est absente et cette absence élargit le trou noir de la mort.

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Il suffirait quelquefois d'appliquer un raisonnement logique, comme dans le cas des élections de dimanche dernier. L'opposition a annoncé qu'elle empêcherait que les scrutins aient lieu et elle a agi en conséquence. Elle a assassiné un candidat dans la nuit de samedi, elle a attaqué 206 centres de vote, elle a affecté gravement la participation dans 5 municipalités, elle a fait éclaté une bombe sur la police, elle a déployé des groupes paramilitaires pour empêcher que les gens ne votent, elle a tiré sur des électeurs, sur des corps de sécurité de l'Etat. Et pourtant, l'information mondiale a été la même partout, de Clarín au secrétaire de l'OEA : Le gouvernement a été responsable de la violence. Mais pourquoi le gouvernement aurait-il fait ça le jour des élections clefs de dimanche ? Pourquoi aurait-il lancé des grenades sur les bureaux de vote et fait explosé une bombe contre la police ? Les matrices des médias peuvent détruire jusqu'au bon sens.

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Le Venezuela est frontalier avec la Colombie, épicentre du para-militarisme. Il a été infiltré pendant de nombreuses années par des groupes paramilitaires qui s'y sont enracinés et qui en lien avec des bandes criminelles, ont formé leur propre force (logistique, surveillance, structuration). Il y a les témoignages des populations, les attaques perpétrées avec des armes de guerre contre les garnisons militaires ou les postes de police, les zones qu'ils contrôlent, leurs campements. Et pourtant, ils n'existent pas, ni dans les grands médias, ni dans les discours des dirigeants de la droite, ni dans les analyses de certains intellectuels.

Mais ils existent bien dans la vie des gens : Les maisons taguées, les chavistes des villages qui doivent s'en aller à cause des menaces, les camarades assassinés, les commerces qui doivent fermer sinon ils sont attaqués, et aussi les transports, les couvre-feux. Cela a lieu dans des municipalités de Táchira, Mérida, Lara, Barinas, au cours des déploiements qu'ils réalisent pendant les semaines d'escalade du conflit à chaque coin du pays.

La formule est la suivante : Chaque fait de violence doit être nié et au cas où l'action serait trop évidente, elle doit être dénoncée comme un coup du gouvernement contre lui-même. Même si c'est invraisemblable, comme de dire que c'est le gouvernement qui a lancé des grenades depuis un hélicoptère sur le Tribunal Suprême de Justice. Le plan golpiste déploie des vagues de violence, en légitime une partie, en cache une autre et construit l'idée-force d'une opposition "pacifique, légale et massive" qui est victime d'une répression démesurée. Les médias lavent la figure de la droite tous les jours, et ils ne sont pas les seuls : Ils y a aussi ceux qui centrent toute leur critique sur le gouvernement et minimisent l'action golpiste jusqu'à la rendre invisible.

Il y a une grande querelle sur le sens et les acteurs de la violence, afin de les démasquer, mettre un nom sur la mort et les obliger à sortir de l'anonymat.

On ne peut pas comprendre les réponses du chavisme - avec ses succès et ses erreurs - si on ne comprend pas la stratégie déployée, ou si on choisit délibérément de la cacher. Que doit faire un gouvernement et un mouvement populaire, avec ses contradictions infinies, face à une opposition qui mise sur une solution violente et qui déploie un bras armé pour réaliser des actions militaires ? Comment doit-il agir ? Les réponses sont variables. Cela va d'un schéma de contention en misant sur l'usure, à l'essai de formes de défense intégrale comme l'avait envisagé Hugo Chávez à travers les Milices Bolivariennes. Encore que sur ce dernier point, il y ait un autre débat : Il semblerait nécessaire de construire des formes de réserve des territoires dépendants des territoires eux-mêmes, et pas seulement de la Force Armée Nationale Bolivarienne - comme l'est la Milice Bolivarienne- tout en étant articulé avec elles. Rien en dehors de l'unité.

Il s'agit d'un point clef. Comment défend-on un processus populaire ? Qui le défend ? Est-ce seulement l'appareil de l'Etat ?

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La violence est devenue la norme au Venezuela. Le premier homme qui a pris feu dans la rue a choqué, le deuxième aussi, le troisième a commencé à faire partie du possible, le cinquième est entré dans la logique du conflit. Par contre oui, il a eu un impact, celui qui lynché puis brûlé, a été roué à coup de pieds comme un chien par ses assassins. Cette normalisation fait partie de l'objectif de la violence de l'opposition, elle cherche à frapper le tissu social, à le décomposer, à faire s'affronter les parties jusqu'à légitimer le lynchage comme pratique sociale de l'opposition des classes moyennes et supérieures. Jusqu'à maintenant, on n'a vu personne lynché dans un quartier populaire à cause de sa posture politique.

Le gouvernement s'est-il trompé et a-t-il commis des violences qu'il ne devait pas commettre ? Oui. Les chiffres sont là, les gens emprisonnés, les organes de sécurité de l'Etat qui ne sont pas ce que nous voudrions qu'ils soient, qu'ils ont cherché à transformer pendant ce temps de révolution et qui ne sont encore qu'à la moitié du chemin. Le chavisme a des contradictions, des limites, une lutte des classes interne, des traîtres, des bureaucrates, des corrompus impunis placés à des postes de direction, et une longue liste de problèmes. On doit en débattre, les contester : C'est sur la résolution ou pas de ces points que la possibilité du projet se joue.

Mais le problème, c'est l'inversion des rôles, le fait de considérer le gouvernement comme l'auteur de l'escalade de violence et non comme celui qui exerce une réponse - avec ses erreurs- contre un essai de coup d'état avec la participation directe des Etats-Unis. Regarder le Venezuela à travers le show médiatique, l'avalanche esthétique victimisante et héroïque de ses mobilisations, la production massive de contenus - qui coûte des millions de dollars - les pages de l'opposition et Aporrea, plus le chercheur quelconque d'une université étrangère qui "analyse les collectifs", conduit à gober complètement le récit du golpisme.

Débattre sur le chavisme est une nécessité. Passer du côté du bloc conduit par les Etats-Unis est une erreur historique. Ce ne serait pas la première fois que cela arrive dans l'histoire de la gauche du continent.

@Marco_Terruggi

Traduction : CM



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