Par Enrique Santiago
El País. 12 mars 2017
A mesure que passent les jours après la signature le 24 novembre dernier de l'accord de paix entre le Gouvernement National et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC-EP), le processus qui doit mettre en place ce qui a été accordé et moderniser le pays qui ressurgit à peine après 52 années d'un cruel conflit armé interne, devient de plus en plus difficile. Un effort des deux parties et de la communauté internationale est nécessaire pour éviter que le processus de paix ne se bloque, avec les terribles conséquences que cela pourrait avoir.
Les retards pris dans la construction des 26 Zones Vicinales Transitoires de Normalisation (ZVTN) ont été le premier problème rencontré dans la mise en oeuvre. Les ZVTN devaient être construites avant le 1er décembre 2016. Ce jour-là, les FARC étaient concentrés dans les points préalables de concentration désignés. Ils ont accepté d'entrer dans les ZVTN sans qu'ait été construit le minimum d'infrastructures accordées : logements, alimentation électrique, services sanitaires et voirie, eau courante et connexions. A la date d'aujourd'hui, la ZVTN où au moins 50% de ces infrastructures ont été construites est une exception. J'en ai visité six. Il n'y en avait qu'une seule avec des services sanitaires et hygiéniques construits. Aucune n'avait de logements. Il n'y a pas d'attention médicale en dehors des premiers secours qui sont bien souvent fournis par la guérilla elle-même.
Dans les ZVTN, il y a les enfants des guérilléras, certains sont nouveaux-nés et il y a des dizaines de guérilléras enceintes. Au vu des retards, les FARC ont accordé avec le Gouvernement que les matériaux de construction leur soient remis directement pour qu'ils construisent eux-mêmes. Cet engagement n'est respecté que partiellement. Le problème n'est pas que la guérilla accepte de vivre dans de mauvaises conditions, ils y sont habitués. Mais si la première obligation du Gouvernement dans le chronogramme de la mise en place n'est réalisé que tardivement et de manière incomplète, un très mauvais signal est envoyé quant à la capacité réelle des institutions colombiennes à respecter ce qui a été accordé. Et revient en mémoire la tradition historique des différents gouvernements du pays qui n'ont pas respecté les accords de paix signés, irrespects qui en de nombreuses occasions ont conduit ensuite à l'assassinat des guérilléros qui avaient signé les accords.
Dans l'Accord Final, avait été établie l'approbation urgente d'une Loi d'Amnistie qui amnistierait les délits de rébellion et les délits connexes, conformément aux lois en vigueur à la date de signature de l'Accord Final. A la signature de l'accord de paix, il y avait approximativement 3.500 personnes incarcérées en raison de liens avec les FARC-EP. Environ 700 parmi elles peuvent avoir droit à l'amnistie établie dans la loi. Les autres ont droit à être remises en liberté sous certaines conditions : liberté conditionnelle ou transfert dans les ZVTN. Il y a également environ 5.000 membres de la Force Publique bénéficiaires potentiels de la loi.
C'est le 30 décembre qu'a été approuvée la Loi d'Amnistie, qui contemple une application d'office ou à la demande de l'intéressé. Pourtant les juges ne l'ont pas appliquée. Début février, il n'y avait que 8 amnisties accordées et aucune liberté conditionnelle. Les juges ont fait valoir que la loi était déficiente et que des normes de procédures étaient nécessaires pour l'appliquer. Le 17 février, un Décret présidentiel a été promulgué, qui incluait la procédure d'application élaborée par les juges colombiens eux-mêmes. Le 6 mars dernier, les juges de l'exécution des peines, compétents pour appliquer l'amnistie, se sont déclarés en grève en faisant valoir le manque de moyens pour appliquer l'amnistie. A la date d'aujourd'hui, un peu moins de soixante amnisties ont été accordées à des guérilléros, cinq autorisations de transfert dans une ZVTN et aucune liberté conditionnelle. Il n'y a pas de nouvelles concernant l'approbation d'aucune mesure équivalente pour des membres de la Force Publique.
Le refus des juges colombiens de respecter la loi d'amnistie – en dehors des très louables exceptions indiquées ci-dessus – est totalement inédit par rapport aux processus de paix antérieurs en Colombie ou dans d'autres lieux du monde et engendre une situation très dangereuse dans les bases de la guérilla. La méfiance envers les institutions et le Gouvernement qui a signé l'Accord de Paix est en train de grandir, et avec elle, la méfiance sur le respect de ce qui a été accordé. Cela peut provoquer dans les bases une méfiance et un rejet envers les leaders de la guérilla, les guérilléros peuvent considérer qu'ils ont été trompés par leurs chefs qui leur avaient garantis un traitement judiciaire particulier en plus de l'amnistie. Cette situation peut stimuler les dissidences au sein des FARC-EP, dissidences qui jusqu'à maintenant étaient très réduites (moins de 4%), alors que la moyenne dans les processus de paix avec des groupes rebelles tourne autour de 20%.
Les garanties de sécurité – c'est à dire le démantèlement du para militarisme – sont un des résultats les plus importants de ce processus de paix. On ne peut oublier que l'Accord Final a été atteint dans un contexte où la violence des groupes paramilitaires d'extrême droite continue à exister, où l'affrontement entre l'Etat et d'autres rebelles armés –ELN– perdure et où d'importants circuits d'économie illicite sont encore présents. Tout cela rend l'Accord Final encore plus digne d'éloges, car il contient des engagements forts pour en finir avec le para militarisme qui est un phénomène structurel de longue date en Colombie. L'engagement du Gouvernement n'est pas seulement de garantir le monopole légitime de l'Etat dans l'usage de la force et des armes, mais aussi de démanteler les structures civiles qui pendant des décennies ont organisé, financé, fomenté et utilisé tant politiquement que financièrement des groupes paramilitaires. Une des mesures les plus importantes est la création d'une Unité d'Enquête spécialisée dans le démantèlement des organisations paramilitaires, compétente pour désactiver les structures politiques de soutien à ces groupes et leurs structures économiques de financement. L'actuel Bureau du Procureur Général de la Nation, ignorant l'accord de paix, cherche à empêcher la mise en route de cette Unité Spéciale, et également, à modifier l'accord sur la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP), en profitant de processus législatif en cours qui est très complexe en raison de la majorité parlementaire instable qui soutient le Gouvernement du Président Santos. Les propositions que formule le Bureau du Procureur ont toujours les deux mêmes objectifs : d'une part soustraire les civils financeurs, organisateurs ou instigateurs présumés du para militarisme de la JEP et les maintenir dans la juridiction ordinaire – où ils ont toujours joui et jouissent encore d'impunité – et d'autre part, soustraire de la JEP, le plus grand nombre possibles d'actes réalisés par les FARC-EP en cherchant à maintenir la compétence de la juridiction ordinaire, et du bureau du procureur sur ces faits, ce qui revient à violer l'accord partiel qui a été le plus difficile à atteindre, celui relatif aux Victimes et à la Justice. Parallèlement, le bureau du Procureur Général de la Nation n'apporte pas beaucoup de résultats dans la recherche et le châtiment des crimes commis contre les défenseurs des droits humains, les dirigeants politiques, les leaders sociaux et paysans qui soutiennent le processus de paix. En 2016 et depuis le début de 2017, il y a eu plus de 130 personnes assassinées. Et depuis la signature de l'Accord de Paix du 24 Août 2016, ce sont environ 80 membres des collectifs évoqués ci-dessus qui ont été assassinés. Le bureau du Procureur Général de la Nation nie constamment l'existence d'un plan systématique pour attaquer le processus de paix et les personnes qui le soutiennent. Tout cela détériore sérieusement la confiance des FARC-EP dans le respect de l'Accord sur les garanties de sécurité, car il s'agit de se retrouver sans défense en matière de sécurité personnelle et d'intégrité physique, quand celles-ci sont nécessaires pour que toute guérilla puisse procéder à un processus de dépôt des armes.
Actuellement, il n'y a pas de concrétisation ni de mise en route des politiques de réincorporation politique et sociale des FARC-EP après le dépôt des armes. Avec la réalisation du plébiscite du 2 octobre qui a rejeté l'Accord de Paix du 24 Août 2016, un processus de renégociation a eu lieu dans lequel les FARC ont accepté d'importantes modifications dans le système de Justice Spéciale pour la Paix, de plus grandes limitations au régime de l'amnistie et surtout, des réductions des programmes de réincorporation à la vie civile des anciens guérilléros, avec notamment l'exigence mesquine des défenseurs du "Non" de coupes dans les subventions destinées à ces programmes. La totalité du budget finalement accordé pour la réincorporation économique et sociale des FARC-EP est équivalente au coût de 10 jours de guerre.
Il y a aujourd'hui un retard important dans l'élaboration des programmes de réincorporation sociale et un manque dangereux de ressources économiques. Aucun des programmes de réincorporation économique et sociale n'a commencé à se mettre en route alors que c'est dans trois mois à peine, le 31 mai, que les ZVTN sont supposées ne plus exister et que les FARC-EP sont censées disparaître pour que surgisse le nouveau parti politique qui succèdera à l'ancienne organisation et faire le pas définitif vers la réincorporation dans la vie sociale. Il n'est pas possible qu'à cette date-là, les guérilléros retournent dans leurs foyers, car après 52 ans de guerre ou des décennies de permanence dans la guérilla, ces foyers n'existent pas. Sauf exceptions, les conditions de sécurité ne sont pas réunies pour que les anciens guérilléros aillent résider dans les foyers de leurs familles, et ceci dans le cas où leurs familles, qui sont majoritairement paysannes avec des conditions de vie précaires, aient à leur disposition les moyens matériels pour les accueillir. Par ailleurs, les programmes d'accès à l'emploi, les projets productifs, de développement agraire ou de substitution des cultures illicites n'ont pas non plus été définis.
Cette situation d'indéfinition de leur futur immédiat provoque également une grande angoisse dans les troupes de la guérilla, cela peut stimuler le manque de confiance interne dans le processus de paix et donc les dissidences. Profitant de cette situation, différents groupes criminels désireux de compter sur des gens expérimentés dans le maniement des armes sont en train d'offrir aux guérilléros d'importantes sommes d'argent pour les corrompre.
Les Nations Unies alertent sur le haut pourcentage d'échec des programmes de réincorporation à la vie sociale des groupes guérilléros qui ont effectué un processus de dépôt des armes après avoir signer des accords de paix dans les dernières décennies. Ces échecs ont habituellement comme conséquences une hausse de la violence, de la délinquance et des économies illégales.
Le processus de dépôt des armes des FARC-EP a commencé le 1er mars 2017 (J+90) et se conclura le 31 mai prochain (J+180). Malgré les difficultés traversées dans la mise en oeuvre des Accords, les FARC-EP ont procédé au début du dépôt de 30% de leurs armes au jour J+90. Une deuxième phase de dépôt de 30% débutera le 1er avril et la phase de dépôt des 40% restants débutera le 1er mai, avec une conclusion de l'ensemble du processus le 31 mai. L'Accord Final établit une série de garanties pour les FARC-EP en matière Juridique, de Sécurité Personnelle et de Sécurité Economique et Sociale. Evidemment, le respect de ce qui a été accordé est une obligation réciproque pour les signataires de tout accord. Alors que les FARC-EP honorent leur engagement avec le processus de dépôt des armes, le Gouvernement et les institutions compétentes devraient respecter
- les impératifs de sécurité juridique qui leur incombent –Application de l'amnistie et approbation au Congrès des lois qui mettent en route le Système Intégral de Vérité, Justice, Réparation et Non-Répétition –,
- les engagements sur la sécurité personnelle – démantèlement du para militarisme et détention des responsables des crimes qui ont lieu contre les défenseurs du processus de paix –
- et au moins, définir les programmes de réincorporation économique et sociale qui doivent obligatoirement être mis en route avant le 31 mai.
Si ce n'est pas le cas, le 1er juin, le processus de paix sera sous l'emprise d'une grave crise qui, dans la pratique, peut faire échouer tous les efforts déployés par les deux parties depuis le début du processus exploratoire en février 2012.
La vérification et l'accompagnement international sont, en ce moment, une nécessité urgente pour le processus de paix. Aujourd'hui, l'unique mécanisme de vérification et de monitoring international de l'Accord de Paix qui fonctionne, est celui chargé de vérifier et encadrer le processus de Dépôt des Armes, c'est le Mécanisme de Monitoring et Vérification des Nations Unies, MMV, créé en janvier 2016. C'est à dire qu'actuellement, on ne vérifie que le respect des obligations qui incombent aux FARC-EP. Dans l'Accord Final, ne sont contemplés que des mécanismes de vérification des points 3 - "Garanties de Sécurité" et 6 - "Réincorporation à la vie civile", à la charge des Nations Unies. Mais aujourd'hui, le Gouvernement colombien n'a pas concrétisé à l'ONU la forme que doit prendre ce mécanisme. Il est prévu dans l'Accord Final un accompagnement international de la mise en oeuvre de tous les points accordés, mais ces mécanismes internationaux n'ont toujours pas été mis en route, malgré les pétitions successives des FARC-EP.
Il est évident que dans le cadre d'un accord de paix qui met fin à 50 ans de conflit armé, il n'est pas approprié qu'une des parties prétende à ce que ne soit vérifiée, encadrée ou accompagnée que la mise en oeuvre des obligations qui incombent à l'autre partie, dans ce cas, le dépôt des armes des FARC-EP. Pour garantir la très nécessaire mise en place de tout ce qui a été accordé ou au moins, du plus important, il est indispensable de mettre en route immédiatement tous les mécanismes d'encadrement, de vérification et d'accompagnement que contemple l'accord final de paix. Et pour ce faire, la présence active de la communauté internationale dans ces mécanismes est indispensable. Il faudrait également une plus grande agilité dans la mise en place et un respect clair de ce qui a été accordé de la part de toutes les institutions impliquées, et pas seulement le Gouvernement.
Enrique Santiago Romero est assesseur des FARC-EP à la Commission de Suivi, Dynamisation et Vérification de la Mise en Oeuvre de l'Accord Final (CSIVI)
Traduction : CM
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