dimanche 17 novembre 2019

Le coup d'Etat en Bolivie est raciste, patriarcal, ecclésiastique et entrepreneurial

Image @Jose Nicolini
Entretien avec Adriana Guzmán
Par Claudia Korol
Source : Página 12

Adriana Guzmán est membre du mouvement "Féministes d'Abya Yala" et de "Féminisme Communautaire Anti-patriarcal de Bolivie". Elle s'est reconnue dans cette lutte avec d'autres camarades pendant la guerre du gaz en 2003, elle a l'habitude d'expliquer qu'elle a appris dans la rue ce qu'est le patriarcat et qu'elle y a découvert que le féminisme est un outil fondamental pour créer d'autres formes de vie. En ce moment-même, elle résiste à l'avancée des milices qui ont brûlé sur la place publique la Whipala, le drapeau des peuples originaires. Un geste d'une telle violence symbolique qu'il est difficile d'en parler sans que le cœur ne se brise. Dans ce dialogue, elle caractérise le coup d'état, elle appelle à y faire face et à soutenir les actions de la résistance.

- Comment caractérises-tu le coup d'état en Bolivie ?

Il y a une douleur profonde face au triomphe de ce coup d'état civil, militaire, fondamentaliste, entrepreneurial. Ces mobilisations ont commencé après les élections du 20 octobre, lorsque le processus électoral a été accusé de fraude alors que Evo Morales avait obtenu 10% de voix supplémentaires contre le second candidat, Carlos Mesa. Il y avait un mécontentement dans certains secteurs de la société pour le renouvellement de mandat d'Evo. En tant que féministes anti-patriarcales au sein de la communauté, nous faisons ici une autocritique : nous croyons que nous devrions repenser ce renouvellement de mandat d'Evo. Mais d'un autre côté, il y avait beaucoup d'impositions des autres partis. Par exemple, Carlos Mesa, génocidaire, co-responsable du Massacre du Gaz en 2003, se présentait aussi aux élections en tant que candidat. Si un génocidaire se présente aux élections, comment ne pas se présenter à nouveau même si c'est pour la troisième fois?

-Qui sont les protagonistes du coup d'État?

D'un côté, il y a une opposition dirigée par Carlos Mesa qui, en termes "démocratiques", se serait vue affectée par la prétendue fraude. Il a été vice-président de Gonzalo Sánchez de Losada, il est co-responsable du massacre du gaz, et c'est la dernière carte qu'a dû utiliser l'opposition des partis politiques, une opposition anachronique, sans proposition, sans visages, qui avait été brisée au cours des années du processus de changement. Des partis dont les sigles n'existent même plus, mais qui  se réunissent et prennent Carlos Mesa comme candidat. Ce serait "l'opposition politique". Ce sont les voix qui questionnent le MAS (Mouvement vers le socialisme).

De l'autre côté, il y a le groupe de droite fasciste dirigé par le Comité civique de Santa Cruz, dont le président est Luis Fernando Camacho. C'est une instance inventée par les chefs d'entreprise pour participer aux décisions et à l'élaboration de lois pour défendre leurs intérêts. Le Comité civique représente des hommes d’affaires, des oligarques, des propriétaires terriens et des partenaires transnationaux de l’est de la Bolivie. L’Est bolivien est occupé par les propriétaires terriens qui ont reçu leurs terres comme cadeaux de la dictature et qui y ont soumis les peuples indigènes, les migrants de La Paz et d’autres départements, des migrants Aymara et Quechua contraints à les servir, comme des pions. C'est cette opposition économique qui a conduit le coup d'Etat. Luis Fernando Camacho est également lié aux cartels de la drogue. Il est le fils d'un paramilitaire qui a été au service de la dictature. Voilà ce que représentent ceux qui ont dirigé ce coup d'état.

-Il y a des secteurs politiques qui ne parlent pas de coup d'Etat. Pourquoi le caractérisez-vous de cette façon?

Premièrement, parce que la déstabilisation sociale et politique a été recherchée, on a semé la terreur avec des groupes armés dans différents endroits. Avec des armes à feu, des casques, des boucliers. Elle s'est articulée avec des groupes universitaires, para-étatiques, para-militaires, fascistes et racistes, qui existaient déjà depuis 2008, comme l'Union de la jeunesse de Santa Cruz. Semer la terreur, déstabiliser politiquement, c'est la première caractéristique du coup d'Etat. Puis s'allier avec la police qui se mutine. Puis convoquer les militaires qui sont supposés s'unir pour défendre le peuple. Mais quel peuple ? Le peuple qui porte à sa tête Luis Fernando Camacho. Tout cela, ce sont les caractéristiques d'un coup d'état. Et finalement, nous le voyons aujourd'hui, quand ce n'est pas Carlos Mesa qui rentre dans le Palais du Gouvernement après la démission d'Evo. Mais Luis Fernando Camacho, représentant de ces hommes d’affaires, de l’Église, et du pire fondamentalisme du pays. Il impose le drapeau, la Bible et convoque une junte "civico-militaire", où siègent des militaires et des personnalités "notables", c'est à dire eux-mêmes.

Ce coup d’État a eu d’une part des caractéristiques traditionnelles, comme la présence de l’armée et de la police, mais également d'autres caractéristiques, comme de favoriser la confrontation entre voisins, ce qui a été obtenu grâce à l’approfondissement du racisme. Des voisins se sont manifestés pour dire "Marre du gouvernement des indiens, des voleurs". Nous tous, qui avons un visage indien, on nous stigmatise en tant que membres du MAS. Et particulièrement nous, les femmes d'origines autochtones. Le coup d'État est aussi un coup dur pour les femmes, pour les organisations sociales. A cause de l'intimidation, à cause de l'humiliation. C'est un double coup. Ce n’est pas seulement contre l’État et le gouvernement, c'est aussi contre les organisations sociales.

- En tant que Féministes Communautaires Antipatriarcales, quelle évaluation faites-vous du gouvernement d'Evo ?

En tant que féministes communautaires anti-patriarcales, nous avons participé à ce processus de changement, nous l'avons construit. Ce féminisme est né dans le processus de changement. Les principaux débats ont eu lieu à l'Assemblée constituante. La plurinationalité, la reconnaissance des peuples, l'exercice de notre autonomie, de notre autodétermination. Il existe aujourd'hui des autonomies autochtones, indigènes et paysannes. Avec beaucoup de limites, certes, mais elles sont en train de se construire, la route vers la reconstitution du territoire est en cours de réalisation. Ce que nous souhaitions en tant que peuples, c'est ce que dit la Constitution : l’État de base communautaire, l’économie communautaire. L'article 338 qui parle du travail non rémunéré des femmes, qui dispose que le travail domestique produit de la richesse et doit être comptabilisé dans les budgets de l'État. Ces débats ont été traduits en lois, qui se sont traduits en programmes, en possibilités, en actions concrètes.

- Pourtant, il y a aussi des critiques du gouvernement d'Evo Morales concernant l'extractivisme, n'est-ce pas ? 

C'est principalement dans le domaine économique que nous avons les critiques. La matrice capitaliste du système n'a pas été transformée. Les intérêts des entrepreneurs, des éleveurs, des propriétaires des terres et des forêts n'ont pas été affectés. C'est certain. Vrai aussi qu'il y avait des contrats de 100 ans. Aucune décision politique n'a été prise en faveur de la nationalisation, par exemple, dans le secteur minier, alors que c'était une de nos demandes. 

Mais il y a eu de nombreux succès en termes de reconnaissance des peuples autochtones, en matière de construction, de création de notre propre organisation politique, de notre propre éducation. Ce sont des changements que nous avons faits, même au-delà de l'État, et même malgré l'État.

- En tant que féministe, peut-on défendre un président qualifié de machiste?

En tant que féministes, nous avons de nombreuses critiques sur Evo Morales, sur la matrice économique, sur l'extractivisme. Nous avons interrogé son machisme. Mais nous comprenons aussi qu'avoir un président dans lequel on peut se regarder, même s'il s'agit d'un président machiste, n'est pas la même chose que d'avoir un président blanc, homme d'affaires, oligarque... comme Macri. Nous comprenons la différence. Nous la comprenons dans notre corps, pas seulement rationnellement. Pour nous, il était important qu'Evo soit président. C’était parallèle au processus que nous avons fait dans les organisations sociales de transformation quotidienne : pouvoir nous regarder dans le miroir, nous reconnaître, nous nommer. C'est contre tout cela que vient le coup d'État. De là, l'humiliation. De là, l'avertissement. De là, la whipala en flammes.

- Que signifie le racisme en tant que composante structurelle du coup d'État?

Au cours du processus, il y a eu une décolonisation de l'éducation, à travers différentes politiques publiques, au sein de l'État comme au sein des organisations. Non seulement dans la récupération des pratiques ancestrales, mais dans la récupération épistémologique du "penser d'une autre manière", du  "gérer le pouvoir d'une autre manière". Pourtant, malgré cette décolonisation, nous n'avions pas approfondi le racisme. Pourquoi ? Parce que le racisme est un exercice de privilèges. Pour mettre fin au racisme, il fallait mettre fin aux privilèges qui émanent principalement du monde économique. Les privilèges des oligarques, des propriétaires terriens, n'ont pas été affectés comme cela aurait été nécessaire.

-En outre, le racisme est transversal, il ne correspond pas à un espace ni à un parti politique ...

Il y a aussi un échantillon de ce racisme dans les pratiques de la gauche et de certains féminismes. Une gauche coloniale qui suppose que les organisations autochtones, les paysans, servent à jeter des pierres, à bloquer des routes et non à décider comment nous voulons vivre. Cela a été la lutte de l'Assemblée constituante, la lutte entre les féminismes bourgeois, blancs, de classes moyennes et les féminismes communautaires. Et par "blanc", "bourgeois", je parle spécifiquement des féministes qui interviennent à partir de leurs privilèges, de leur classe, de leur maison, de leur travail consolidé, de leur argent, de leur nom de famille. Ces féminismes ont jugé le gouvernement pas seulement pour ses erreurs politiques, mais parce qu'il est indien. À ce stade, ils se sont d'abord prononcés pour dénoncer la fraude, sans toutefois remettre en cause le fait que Carlos Mesa, l'autre candidat, est un génocidaire. Au milieu des mobilisations, ils ont présenté la dispute comme une confrontation entre machos, sans regarder le racisme. Ensuite, ils ont cherché à rendre illégitimes nos allégations de racisme, en affirmant que parler du racisme était une campagne du gouvernement. Comme si ce pays n’était pas un pays colonisé par les Espagnols, envahi et systématiquement violé. Comme si, à ce moment-là, toutes ces années de colonisation et de racisme pouvaient être effacées par un parti, le MAS, 

- Qu'est-ce que les femmes et les gens perdent avec ce coup d'état ?

Que perdons-nous avec ce coup d'Etat contre l'État plurinational qui impose la République catholique et chrétienne? Ce coup est destiné à faire la leçon au gouvernement d'un Indien et certainement à mettre en place une junte composée de militaires et de notables. Voilà le colonialisme. Supplanter l'indien par les militaires et les notables. Ce coup d'état est contre le gouvernement indigène, autochtone, accompagné d'organisations paysannes et de mouvements sociaux. Ils nous font la leçon pour qu'il ne nous vienne plus l'idée qu’il est possible de vivre en dehors du capitalisme et que le bien vivre peut être une possibilité, pour que ne nous vienne plus l'idée de l’autodétermination, l'idée que nous pouvons nous auto-gouverner, nous auto-organiser. Pour que nous acceptions ce système capitaliste, néolibéral, patriarcal, colonialiste. Voilà le message.

- Comment penses-tu que la vie des communautés autochtones indigènes peut changer? Et spécialement celle des femmes.

Il y aura un recul absolu dans tous les droits que nous avons obtenus. On dit déjà que des lois vont être abrogées, comme la loi 348 qui garantit une vie sans violence et qui reconnaît le féminicide, c'est une loi que les fascistes n'ont jamais accepté. On va aller contre les droits conquis, toutes ces réalisations symboliques et réelles. Les universités autochtones seront également attaquées. C'est dans ce processus de changement et dans aucun autre, que, grâce à la lutte des organisations sociales, nous avons des universités autochtones où vont des jeunes qui étudient ce dont a besoin leur communauté et qui, après l'avoir étudié, retournent servir leur communauté. Ce ne sont pas des universités qui produisent des chefs d'entreprise et des déclassés pour le monde, comme les universités des villes. 

Ce que nous perdons, c’est la possibilité de conduire ce processus de transformation avec l’accompagnement de l’État. Mais nous ne perdons pas espoir. Nous ne perdons pas notre conviction, nous ne perdons pas nos rêves, nous ne perdons pas le désir de construire un autre monde possible. C'est beaucoup plus difficile dans un État fasciste, mais nous toutes et tous, nous continuerons à le faire.

Quelle est la situation en ce moment, alors qu'Evo Morales est déjà hors de Bolivie?

Les putschistes sont en train de s'emparer des canaux de communication. Les radios communautaires sont prises. Dans les médias tous repris par les conspirateurs, on parle de pillages qui sèment la terreur au nom du MAS. On dit que ce sont des soeurs et des frères qui viennent des communautés, alors que ce n'est pas le cas. Ils font ces annonces pour délégitimer notre résistance. Les organisations sociales ne pillent pas, elles font partie du peuple en résistance. Ils veulent discréditer notre résistance. Les organisations sociales ont appelé au siège de La Paz, l'eau a été coupée à La Paz. Nous allons récupérer La Paz et nous allons nous réorganiser.

- De quoi le peuple en résistance a-t-il besoin de la part des peuples des autres territoires? De quoi avez-vous besoin de la part des féminismes transnationaux ?

Notre appel, sœurs et camarades d'au-delà des frontières, le voilà : nous nous connaissons, nous nous sommes reconnus. Nous vous appelons d'abord à confier dans notre parole alors que l'information qui circule dit qu'il n'y a pas de coup d'état ici et que tout va bien. La vérité, c'est qu'il y a des militaires et des policiers qui soutiennent les conspirateurs du coup d'Etat, en intimidant les organisations. C'est un coup d'état. Nous avons besoin de vous pour le dire. Nous avons besoin que vous partagiez notre indignation, notre douleur et aussi notre peur face à ce que ces groupes armés génèrent. 

Notre appel est aussi de nous interroger en tant que féministes. Cette analyse qui se réduit à penser qu'ils sont tous les mêmes, qu'Evo était pareil aux autres, ou qu'il ne s'agit que d'un différend entre hommes, ne laisse pas voir comment le patriarcat, le capitalisme, se disputent les variables économiques et coloniales du système. Cela ne nous laisse pas voir que le fascisme ne dialogue pas. Le fascisme n'écoute pas. Le fascisme ne recule pas. Le fascisme élimine. Avec des humiliations, ils essaient d'éliminer nos luttes. Nous vous appelons à dénoncer cela et à construire un féminisme communautaire, populaire, en lutte, à partir de ces territoires, un féminisme qui ne soit pas au-delà du bien et du mal et qui, finalement, ne soit pas au service de la droite.




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