mardi 26 juillet 2016

Eloge de la difficulté. De Estanislao Zuleta



Paroles prononcées par Estanislao Zuleta quand il reçut le titre de Docteur Honoris Causa en psychologie de l'Université del Valle (Colombie) : Elogio de la dificultad

La pauvreté et l'impuissance de l'imagination ne se manifestent jamais d'une manière aussi claire que lorsqu'il s'agit d'imaginer le bonheur. Nous commençons par inventer des paradis, des îles fortunées, des pays de cocagne. Une vie sans risques, sans lutte, sans recherche de dépassement et sans mort. Et donc aussi sans besoins et sans désirs : un océan de confiture sacrée, une éternité d'ennui. Objectifs fort heureusement impossibles à atteindre, paradis fort heureusement inexistants.

Toutes ces fantaisies seraient innocentes et inoffensives si elles ne constituaient le modèle de nos aspirations dans la vie pratique. Ici même, dans les projets de la vie quotidienne, au delà du règne des mensonges éternels, nous introduisons aussi l'idéal idiot de la sécurité garantie, des réconciliations totales, des solutions définitives.

On peut dire que notre problème ne consiste pas seulement ni principalement dans le fait que nous ne sommes pas capables de conquérir ce que nous nous proposons, mais plutôt dans cela même que nous nous proposons. Que notre malheur ne réside pas tant dans la frustration de nos désirs que dans la forme même de désirer : Nous désirons mal.

Au lieu de désirer une relation humaine inquiétante, complexe et périssable, qui stimule notre capacité à lutter et qui nous oblige à changer, nous désirons une idylle sans troubles ni dangers, un nid d'amour, et donc en fin de compte, un retour à l'oeuf.

Au lieu de désirer une société dans laquelle il soit possible et nécessaire de travailler dur pour réaliser nos possibilités, nous désirons un monde de satisfaction, une monstrueuse pouponnière pourvoyeuse d'une abondance passivement reçue.

Au lieu de désirer une philosophie pleine d'inconnues et de questions ouvertes, nous voulons posséder une doctrine globale, capable de rendre compte de tout, révélée par des esprits qui n'ont jamais existé ou par des chefs de guerre qui eux, ont existé. Adam, et surtout Eve, ont le mérite original de nous avoir libérés du paradis, notre péché est que nous souhaitons y retourner.

N'ayons point confiance dans les lendemains radieux qui seraient le début d'un règne millénaire. De l'Antiquité à aujourd'hui, dans l'histoire, elles sont bien connues ces horreurs auxquelles peuvent et ont coutume de se livrer les partis pourvus d'une vérité et d'un but absolus, les églises dont les membres sont atteints par la grâce -ou la disgrâce- d'une quelconque révélation. L'étude de la vie sociale et du développement personnel nous enseignent combien l'idéalisation et la terreur sont proches l'une de l'autre : Idéalisation de la fin, du but et terreur des moyens pour la conquérir. Ceux qui essaient ainsi de soumettre la réalité à l'idéal, entrent inévitablement dans une conception paranoïde de la vérité, dans un système de pensée où ceux qui oseraient contester quoi que ce soit se retrouvent immédiatement soumis à l'interprétation totalitaire : leurs arguments ne sont pas des arguments sinon simplement des symptômes d'une nature abimée ou les masques d'objectifs pervers.

Au lieu de discuter un raisonnement, on le réduit et on juge sur le fait qu'il appartient à l'autre - quand l'autre est, dans ce système, synonyme d'ennemi - ou bien on procède à un procès d'intention. Et ce système se développe dangereusement au point qu'il ne rejette pas seulement toute opposition, mais aussi toute différence : Celui qui n'est pas avec moi est contre moi et celui qui n'est pas complètement avec moi, n'est pas avec moi. Il y a là, selon Kant, un véritable abime de l'action qui exige un don total à la "cause" absolue et qui considère tout doute et toute critique comme une trahison ou comme une agression.

Par une expérience amère, nous savons maintenant que cet abime de l'action avec ses guerres saintes et ses orgies de fraternité, n'est pas une caractéristique exclusive de certaines époques du passé ou de civilisations arriérées d'un point de vue scientifique et technique ; qu'il peut très bien fonctionner et déployer tous ses effets, sans empêcher une forte capacité d'ingéniosité et une efficacité macabre. Nous savons qu'aucune origine philosophiquement élevée ou supposément divine n'immunise une doctrine contre le risque de tomber dans l'interprétation de la logique paranoïde qui affirme un discours particulier -tous le sont- comme la désignation même de la réalité, et les autres discours comme de l'aveuglement ou du mensonge. 

L'attrait terrible que possèdent les formations collectives qui s'enivrent avec la promesse d'une communauté humaine non problématique, basée sur une parole infaillible, consiste dans le fait qu'elles suppriment l'indécision et le doute, la nécessité de penser par soi-même, elles donnent à leurs membres une identité exaltée par la participation, elles séparent un intérieur tout de bonté -le groupe- et un extérieur menaçant. Voilà sans doute comment on échappe à l'angoisse, on distribue magiquement l'ambivalence dans de l'amour pour ce qui est propre et de la haine pour ce qui est étranger, il se produit alors une simplification majeure de la vie, d'une effrayante facilité. Et quand je dis ici facilité, je n'ignore pas et je n'oublie pas que ce type de formations collectives se caractérisent précisément par une incroyable capacité de don et de sacrifices, que leurs membres acceptent et désirent l'héroïsme, quand ils n'aspirent pas à la palme du martyre. Facilité, pourtant, car ce que l'homme craint avant tout, ce n'est pas la mort et la souffrance dans lesquelles il se réfugie si souvent, mais plutôt l'angoisse engendrée par la nécessité de se mettre en question, de combiner l'enthousiasme et la critique, l'amour et le respect.

Un symptôme sans ambigüité de la domination des idéologies prophétiques et des groupes qui les engendrent ou qui soumettent à sa logique les doctrines qui y étaient étrangères à l'origine, c'est le discrédit dans lequel tombe le concept de respect.   

On ne veut rien savoir ni du respect, ni de la réciprocité, ni de la validité de normes universelles. Ces valeurs apparaissent plutôt comme les maux mineurs propres d'un scepticisme résigné, des signes d'un renoncement aux espérances les plus chères. Parce que le respect et les normes n'acquièrent leur validité que là où l'amour, l'enthousiasme et le don total à la grande mission ne peuvent déjà plus aspirer à déterminer les relations humaines. Comme le respect est toujours respect de la différence, il ne peut s'affirmer que là où n'a plus cours la croyance dans une différence qui pourrait se dissoudre dans une communauté exaltée, transparente et spontanée, ou dans une fusion amoureuse.

On ne peut respecter la pensée de l'autre, la prendre sérieusement en considération, la soumettre à ses conséquences, exercer sur elle une critique également valide pour sa propre pensée, quand on parle à partir de la vérité même, quand nous croyons que la vérité parle par notre bouche. Parcequ'alors, la pensée de l'autre ne peut être qu'une erreur ou de la mauvaise foi, et le fait même de sa différence avec notre vérité est une preuve accablante de sa fausseté, sans besoin d'autres preuves. Notre savoir est la carte de la réalité et toute ligne qui se sépare d'elle ne peut être qu'imaginaire ou pire : volontairement tordue par d'inconfessables intérêts. A partir de la conception apocalyptique de l'histoire, les normes et les lois de n'importe quel type sont considérées comme quelque chose de trop abstrait et trop mesquin face à la grande tâche de réaliser l'idéal et d'incarner la promesse. Et donc, on ne s'en réclame et on ne le met en valeur que lorsqu'on ne croit plus dans la mission inconditionnelle.

Mais généralement, ce qui arrive quand survient la grande dés-idéalisation, ce n'est pas que l'on apprenne à évaluer positivement ce que l'on n'estimait que négativement ou que l'on avait si joyeusement dédaigné : ce qui se produit alors, presque toujours, c'est une véritable vague de pessimisme, de scepticisme et de réalisme cynique. On oublie alors que la critique d'une société injuste, basée sur l'exploitation et la domination de classe, était fondamentalement correcte et que le combat pour une organisation sociale rationnelle et égalitaire continue à être nécessaire et urgent. A la dés-idéalisation succède l'arrivisme individualiste qui pense en outre qu'il a dépassé toute morale par le seul fait qu'il a abandonné toute espérance d'une vie qualitativement supérieure.

Le plus difficile, le plus important, le plus nécessaire, ce qu'il faut à tout prix essayer, c'est de conserver la volonté de lutter pour une société différente sans tomber dans l'interprétation paranoïde de la lutte. Ce qui est difficile, et aussi essentiel, c'est d'évaluer positivement le respect et la différence, non comme un mal mineur et un fait inévitable, mais comme ce qui enrichit la vie, impulse la création et la pensée, ce sans quoi une imaginaire communauté des justes chanterait l'éternel hosanna de l'ennui satisfait. Il faut mettre un grand point d'interrogation sur la valeur du facile, pas seulement sur ses conséquences, mais sur la chose elle-même, sur la prédilection pour tout ce qui n'exige de nous aucun dépassement, ne nous remet pas en question et ne nous oblige pas à déployer nos possibilités.

Il faut observer avec quelle fréquence malheureuse nous nous octroyons à nous-mêmes, dans la vie personnelle et collective, la triste facilité d'exercer ce que j'appellerai une non-réciprocité logique. C'est à dire l'emploi d'un mode explicatif complètement différent pour rendre compte des problèmes, des échecs et des erreurs s'il s'agit des nôtres ou s'il s'agit de ceux de l'autre, quand c'est un adversaire ou que nous nous disputons avec lui. Dans le cas de l'autre, nous appliquons l'essentialisme : ce qu'il a fait, ce qui s'est passé, c'est une manifestation de son être le plus profond. Dans notre cas, nous considérons que c'est circonstanciel, les mêmes phénomènes s'expliquent par des circonstances adverses, par quelque malheureuse conjoncture. Il est comme ça ; moi, je me suis vu obligé. Il a récolté ce qu'il a semé ; moi, je n'ai pas pu éviter ce résultat. Le discours de l'autre n'est rien d'autre que celui de sa névrose, de ses intérêts égoïstes ; le mien est une simple constatation des faits et une déduction logique de leurs conséquences. Nous préfèrerions que notre cause soit jugée sur les objectifs et l'adversaire sur les résultats.

Et quand nous nous obstinons de cette manière à exercer cette non-réciprocité logique qui est toujours une double falsification, non seulement nous ne respectons pas l'autre, mais nous ne nous respectons pas nous même car nous nous refusons à penser véritablement le processus que nous sommes en train de vivre.

Appliquer la même méthode explicative et critique à notre position et à l'opposée est une tâche difficile et qui ne signifie évidemment pas que nous considérons que les doctrines, les fins et les intérêts des personnes, les partis, les classes et les nations en conflits sont équivalents. Cela signifie au contraire que nous avons suffisamment confiance dans la supériorité de la cause que nous défendons, que nous sommes surs qu'elle n'a pas besoin de cette double falsification et qu'en fait, cela ne lui convient pas puisque avec ça, on pourrait défendre n'importe quoi.

Dans le carnaval de misère et de gâchis propres au capitalisme tardif, on entend la voix à la fois lointaine et urgente de Goethe et de Marx qui nous appelèrent à un travail créateur difficile, capable de situer l'individu concret à la hauteur des conquêtes de l'humanité.

Dostoïevski nous a enseigné à regarder jusqu'où va la tentation d'avoir une relation facile entre humains: Elle va simplement dans le sens de chercher le pouvoir, car si on ne peut pas réussir une amitié respectueuse dans une entreprise commune, il se produit ce que Bahro appelle les intérêts compensatoires : la recherche de maitres, le désir d'être des vassaux, le souhait de trouver quelqu'un qui nous libère une fois pour toute de prendre soin du sens de notre vie. Dostoïevski a compris, il y a plus d'un siècle, que la difficulté de notre libération vient de notre amour pour les chaines. Nous aimons les chaines, les maitres, les sécurités parce qu'elles nous évitent l'angoisse de la raison.

Mais au milieu du pessimisme de notre époque, on continue à développer la pensée historique, la psychanalyse, l'anthropologie, le marxisme, l'art et la littérature. Au milieu du pessimisme de notre époque surgit la lutte des prolétaires qui savent déjà que rien ne peut payer un travail insensé, ni des automobiles, ni des téléviseurs. Surgit la rébellion magnifique des femmes qui n'acceptent plus les situations d'infériorité en échange de flatteries et de protection. Surgit l'insurrection désespérée des jeunes qui ne peuvent pas accepter le destin qu'on leur a fabriqué.

Cette nouvelle approche nous permet de dire comme Faust :
"Cette nuit aussi, oh terre, tu es restée inébranlable. Et maintenant tu renais à nouveau autour de moi. Et tu encourages mon aspiration à lutter sans répit pour un degré très élevé d'existence".

Estanislao Zuleta (Medellín, 3 février1935 - Cali, 17 février 1990). Philosophe, écrivain et pédagogue colombien célèbre, particulièrement dans le champ de la philosophie à laquelle il a dédié toute sa vie professionnelle. Au delà de ses écrits, il a été apprécié comme un grand orateur et il a donné une grande quantité de conférences. 

Traduction : C.Marchais


1 commentaire:

  1. Merci pour le partage et la traduction de ce discours d'Estanislao Zuleta :)

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