dimanche 18 juillet 2021

La poésie en des temps de sauvagerie

Y'a-t-il un temps pour la poésie, en une époque de sauvagerie ? Cette question n'est pas nouvelle. A chaque impasse humaine, après chaque catastrophe, l'impuissance de la poésie à humaniser l'Histoire est questionnée. (...) Je dois bien reconnaître ici que notre présente célébration est embarrassante. Non que la poésie puisse paraître étrangère à notre époque de barbarie, puisque la poésie a toujours été fille de son temps ingrat, mais parce que la célébration est fête, et que nous sommes bien incapables de ressentir la joie de la fête... Non qu'il y ait un deuil chez notre voisin, mais bien parce que nous, nous tous habitants de cette petite planète, nous tous, nous sommes en deuil! (...)

La mort palestinienne quotidienne est devenue une sorte de bulletin météo, la tyrannie américaine ayant placé l'occupation israélienne au-dessus du droit international et élevé la puissance occupante au rang de la sainteté. C'est un monde sauvage, dément, égoïste, dans lequel ne prévaut pas d'autre loi que celle de la jungle, un monde armé au surplus de la puissance nucléaire. Est-il encore possible d'écrire un poème ? Comment peut-on être à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du réel en même temps ? Comment peut-on à la fois contempler et s'engager ? Comment peut-on poursuivre sa tentative permanente : recréer le monde grâce à des mots à la vitalité éternelle ? Et comment sauver ces mots de la banalité de la consommation de tous les jours ? Sans doute avons-nous besoin aujourd'hui de la poésie, plus que jamais. Afin de recouvrer notre sensibilité, notre conscience de notre humanité menacée et de notre capacité à poursuivre l'un des plus beaux rêves de l'humanité, celui de la liberté, celui de la prise du réel à bras-le-corps, de l'ouverture au monde partagé et de la quête de l'essence. (...)

La poésie est-elle capable, aujourd'hui, de se retrouver elle-même, tant la clarté de son contraire est excessive ? Peut-être, car la poésie, ce moyen particulier de supporter la vie et de se la concilier, est aussi une méthode qui nous permet de résister à une réalité inhumaine en écrasant l'évidence de la vie. (...) En effet, la poésie ne combat pas la guerre avec les armes et le langage de la guerre. La poésie n'abat pas un avion à l'aide d'un missile oratoire. La contemplation de l'éternité d'un brin d'herbe, de l'adoration du papillon à la lumière, de ce que le regard de la victime ne dit pas au bourreau : voilà de quelle manière la poésie combat l'effet de la guerre contraire à ce qu'il y a de naturel en nous, de cohérent avec la nature. (...)

Il est vrai qu'une poésie qui ne conserverait pas sa vivacité en d'autres temps serait une poésie qui se dissoudrait aussi rapidement que le présent change. Il est vrai aussi que la poésie emporte avec son devenir et qu'elle renaitra, demain. Mais il n'en est pas moins vrai que le poète ne peut renvoyer l'"ici" et le "maintenant" vers un ailleurs et vers un autre temps.

C'est en ce temps de tempête que la poésie a besoin que soient posées les questions qu'elle soulève, seule, d'une façon qui la rende présente et vivante. Rendre le langage vivant, rendre le fluide de vie aux paroles, voilà qui ne peut se faire sans redonner à la vie le sens de la vie. En cela la quête du sens est la quête de l'essence, c'est là notre questionnement humain, collectif et personnel. C'est ce qui rend la poésie à la fois possible et nécessaire.

Mahmoud Darwich, Poète et écrivain palestinien. 1941-2008

Allocution prononcée en 2003, lors de la manifestation "rencontre avec Mahmoud Darwich", à la cité d'Aix-en-Provence




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