lundi 21 décembre 2020

La loi de la nature qui ne peut pas s'acheter, pour réinventer la démocratie


Par William Ospina
Source : El Espectador

Au début du XIXème siècle, Humboldt a dit que la colonisation avait laissé parmi nous tant de strates et d'exclusions, qu'il nous serait difficile d'apprendre à nous regarder un jour comme des concitoyens. Il y avait d'abord les conquêtes et ensuite les découvertes. C'est pourquoi nous continuons à essayer de découvrir l'Amérique depuis des siècles. Nous n'avons pas vu les pyramides, les têtes olmèques, les dieux du maïs. Les millénaires sont enterrés. Des kilomètres de pétroglyphes peuvent être invisibles pendant des siècles. Nous avons beaucoup tardé à rencontrer Machu Picchu. Ce que nous apprenons en dernier, c'est ce qui est le plus proche.

Des mots qui venaient de très loin cherchaient à nous nommer, mais entre la réalité et le langage, il y avait un vide, et c'est là que s'installaient les fantômes. Parce que tout colonialisme est un manuel d'instructions pour vivre dans un autre monde. Au début, l'écriture était faite pour nous expulser, nous voler. Pendant des siècles, la blague américaine la plus violente a été : "Les indiens veulent voler nos terres" et on l'écoute encore par ici. La signature vaut plus que le visage, et c'est dans cette tranchée que se tapissent les bureaucraties, qui exigent chaque jour que nous démontrions qui nous sommes.

Ils ne veulent pas que nous regardions la réalité comme notre demeure mais comme notre péché originel. Et voilà comment nous regardons le peyotl, le yagé, la chicha, la feuille de coca. L'aveuglement était enseigné et souvent, nous avions besoin d'yeux extérieurs pour nous regarder. Nous avions besoin de Mutis, d'Humboldt, de Reichel-Dolmatoff. Nous étions séduits par la civilisation européenne mais nous nous sentions extraterrestres, coupables de ne pas voir Phryné et l'Appolon du Belvédère dans le miroir. Plus tard, nous avons découvert le problème : leur gant est plus petit que la main. L'Europe n'a pas de réponses à nos défis, parce qu'elle ne connait pas les jungles, ni les immenses mines de sel, ni la flore équinoxiale, ni les climats divers et simultanés, ni les quatre saisons dans la même journée.

Pour penser la démocratie, il ne faut pas renoncer à l'idéal mais il est nécessaire de renoncer à la culpabilité. La démocratie était abimée depuis le début. Les esclaves n'entraient pas dans la démocratie grecque. Dans celle des Etats-Unis non plus. Et dans celle de la révolution française, ce sont les haïtiens qui ne sont pas entrés. Ils nous l'ont apportée comme quelque chose de terminé, mais nous avons dû l'élargir et la corriger. Et il reste encore beaucoup de choses qui continuent à rester en dehors.

Dans la démocratie que nous ont légué les pères et les mères de l'Indépendance, les indiens et les enfants d'Afrique n'avaient pas leur place. Dans celle où se sont faufilés les propriétaires terriens et le clergé, n'entraient pas les femmes, ni les pauvres, ni les idées, ni les livres. Dans celle que nous ont forgé les libéraux, n'entraient pas les mythes, ni les millénaires, ni les langues maternelles, ni le métissage. Et dans celle que nous ont vendu les néo-libéraux, n'entrent ni la nature, ni le territoire, ni la mémoire, ni le futur. Maintenant, la planète nous fait payer la facture, et dans le monde entier, le modèle se révèle insuffisant. C'est la globalisation des choses et des ordures qui a triomphé, cette globalisation étrange, toujours plus fermée aux migrants et à l'humain. Les pouvoirs qui obligent les pauvres à fuir sont les mêmes que ceux qui ferment les portes et lèvent des murs.

Il nous faut maintenant tout repenser, car si le village ne tient pas dans l'univers, l'univers ne tient pas dans le village. Il s'avère que maintenant, les multinationales ne veulent pas de la forêt amazonienne parce qu'elles ont besoin de planter du soja, les entreprises minières ne respectent pas les zones humides parce qu'elles ont besoin d'or, les entreprises pétrolières détruisent l'eau parce qu'elles ont besoin du pétrole et les politiciens ne regardent pas les êtres humains parce qu'ils ont besoin de voix. De la même manière, les entreprises pharmaceutiques ne veulent pas de la santé parce qu'elles ont besoin de leurs malades, et les médias ne veulent pas de la vérité, parce que c'est l'adrénaline qui se vend.

Dans notre continent, nous avons vécu longtemps dans le décalage des horloges. Nous voyagions dans un wagon de troisième classe vers le développement jusqu'à ce que le développement ne devienne du pétrole qui réchauffe l'atmosphère, des scies électriques qui coupent la forêt, des glaciers qui fondent, des villes qui s'asphyxient, des mers qui montent, des plastiques qui inondent la terre, la mer et même nos vaisseaux sanguins. Il aurait été utile de prendre conscience à temps que notre monde ne tenait pas dans ces manuels, et qu'il ne pouvait pas se marier avec ces gants. Certains peuples originaires ont compris les premiers que l'idée d'un Dieu qui avait forme humaine, pille les cieux de ses jaguars et condamne à mort les iguanes et les oiseaux. Il faut savoir que le jaguar n'est pas juste un animal, mais la santé d'un écosystème. Et que l'être humain, pour survivre, doit représenter la santé du monde. Savoir cela, c'est la démocratie. Avec son petit chapeau et son costume kaki, on le voit bien éloigné et décadent maintenant, Ernest Hemingway qui démolit des éléphants. Et aujourd'hui, les jeunes ont besoin de tout leur amour du vertige et du danger pour devenir les sauveurs des jaguars et des requins, de la mer et des lichens.

Un ordre aussi précaire ne justifie pas des dépenses militaires aussi exorbitantes et qui abusent de leurs armes. Je crois que nous ne survivrons pas sans une réinvention passionnée de la démocratie. Réussir une politique où ont leur place l'eau et l'oxygène, les jungles et les territoires, les fleuves et les aliments, l'austérité et la responsabilité, une démocratie où tiennent la beauté et l'imagination. En Colombie, on a beaucoup dit qu'il est impératif de faire sortir les armes de la politique. Il y a quelque chose d'aussi urgent mais beaucoup plus difficile : faire sortir l'argent de la politique et y mettre les gens. C'est peut-être le principal changement dont a besoin la démocratie, pour que tiennent en elle les sources et la santé, l'éducation et la nature, la famille et la protection de la vieillesse, le travail et le territoire.

Il y a comme un devoir moral, mais surtout un exercice de survie, à faire sortir l'argent de la politique : Mettre un frein à la ploutocratie, au commerce des sièges, au lobby des corporations, au pouvoir anti-démocratique de la finance, à la politique des affaires. Une politique de l'initiative citoyenne et des communautés réelles. Des élections sans aucun coût, sans autre publicité que l'imagination et l'initiative populaire, des administrations austères, des gouvernants sans privilèges, la politique comme service public, et pas ce bazar de l'envie, de la haine et de l'ambition.

Certains diront que c'est impossible, mais il faut dire que c'est nécessaire. L'époque offre des possibilités illimitées pour la pédagogie et la créativité. Par le bac à vaisselle de la ploutocratie, tout débouche sur la renonciation à toute légalité. De manière croissante, les plus grands négoces mondiaux se font sur le dos des gens. Que toute une partie du monde soit déjà sous le pouvoir des mafias n'est pas un accident, c'est l'accomplissement d'un système qui achète tout et vend tout.

Voilà pourquoi nous avons besoin de nous allier à une loi qui ne puisse pas être achetée. Cette loi ne se trouve que dans la nature et elle va nous parler de plus en plus durement. Cette pandémie est en train de nous le montrer, ce n'est qu'un début.

Traduction : CM




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