lundi 16 mars 2020

Coronavirus. De la peur à l'espoir.


De William Ospina
in El Espectador

Il arrive des choses qui ne se passent que dans les contes. Devoir rester obligatoirement à la maison, recommencer à s'occuper des enfants, travailler à distance, consommer juste ce qui est indispensable, essayer d'avoir des réserves des choses les plus basiques, vouloir respirer de l'air pur, esquiver les agglomérations, avoir peur des contacts. Et tout à coup se ferment les écoles et les commerces, et les spectacles sont annulés, les entreprises paralysées. Et les économies plongent d'un moment à l'autre, les monnaies s'effondrent, les transports s'interrompent. Mais que nous dit la Terre avec tout ça ?

La dernière grande pandémie, celle de la grippe espagnole de 1918, on ne l'avait pas vécue de la même manière. C'était un fait planétaire, mais il fallait la vivre comme un fait local, partout. Maintenant, pour la première fois, nous ressentons qu'il nous arrive la même chose dans toute la planète. Cette société ultra-informée et ultra-globalisée nous apporte l'expérience nouvelle de partager la curiosité, la peur et la fragilité de toute l'humanité, elle nous fait nous comporter comme une espèce.

C'est étrange de sentir pour la première fois (parce qu'avant c'était différent, et que celles et ceux qui l'avaient vécu étaient autres) que le tissu de la civilisation bouge et qu'il semble hésiter. Et nous reviennent presque à la mémoire ces vieux oracles qui déchiffraient des signaux dans le vol des oiseaux, des messages dans les faits de la nature et dans les tragédies de l'histoire. Plus rien ne semble aléatoire, ni la forme des nuages. Et il nous est finalement révélé combien nous sommes connectés et de quelle manière étonnante est entretissé le monde. C'est alors que chacun de nous se demande quel est le message.

Sommes-nous beaucoup, maintenant ? 
C'est mauvais de manger les animaux ? 
La majeure partie des occupations du monde sont-elles vaines ? 
La lenteur et la solitude sont-elles préférables ? 
Les villes, au-delà de certaines limites civilisées, sont-elles une erreur et un piège ? 
Le modèle économique dans lequel nous vivons n'est-il qu'inégal et injuste, ou également absurde et étonnamment fragile ?
Les entreprises peuvent-elles s'effondrer avec la même facilité que les êtres humains ?
Ce que nous appelons "le pouvoir" n'est-il qu'un brin d'herbe au vent de l'histoire ?
De la même façon que Richard était prêt à échanger son royaume pour un cheval, n'y-a-t'il pas un moment où nous changerions toutes nos richesses pour un peu d'air pur dans les poumons ou pour un filet d'eau dans la gorge ?

Tout vient nous rappeler que nous pouvons vivre sans avions mais pas sans oxygène. Que ceux qui travaillent le plus pour la vie et pour le monde, ce ne sont pas les gouvernements mais les arbres. Que le bonheur c'est la santé, comme le voulait Schopenhauer. Que, comme le disait un latino, la religion, ce n'est pas s'agenouiller pour prier et supplier, mais tout regarder avec une âme tranquille. Que si nous, humains, nous travaillons jour et nuit pour raréfier la vie, intoxiquer l'air, acculer le reste des vivants, altérer les rythmes de la nature et détruire leurs équilibres, le monde a un savoir plus ancien, un système de climats qui se complètent, de vents qui rasent, de catastrophes compensatoires, de silences forcés, de quiétudes obligatoires, d'armées invisibles qui tracent des lignes rouges, neutralisent les maux, contrôlent les excès, imposent la modération et équilibrent la terre. Après avoir thésauriser pendant des siècles notre connaissance, mis en valeur notre talent, vénérer notre audace, adorer notre force, voici l'heure où nous devons aussi méditer sur notre fragilité, estimer notre étonnement, respecter notre peur.

Car il y a aussi quelque chose de poétique dans la peur : elle nous enseigne les limites de notre force, la portée de notre audace, la vraie valeur de nos mérites. Comme la mer, elle sait nous dire où est ce qui nous dépasse. Comme la gravité, elle nous montre quels sont les pouvoirs qui sont sur nous. Comme la mort et comme le corps lui-même, elle nous dit quels sont les commandements que nous ne pouvons pas violer, ce qui n'est pas permis, quelle frontière est sacrée. Et elle ne le fait ni avec des avertissements, ni avec des discours, ni avec des menaces, mais avec un langage sans mots, efficace et subtil comme un oracle, qui oeuvre "sans pitié et sans colère" comme l'a dit un poète, et qui est lumineux et inflexible comme une flamme.

Si la peur est une réaction face aux menaces du monde, l'angoisse est une réaction face aux menaces de l'esprit et de l'imagination. Elle met en évidence le mystère du monde, active la mémoire et ses fantômes, révèle l'efficacité de l'invisible, le pouvoir de l'inconnu.

On dit que ce qui ne nous détruit pas, nous rend plus forts. Cette imminence du désastre met aussi une touche de magie noire à ce qui paraissait sous contrôle, un goût hallucinatoire aux jours, elle verse une rafale de folie sur ce qui est établi, un éclair divin sur la prose du monde.

Et nous sentons qu'il y a quelque chose à apprendre de ces alarmes et de ces dangers. Si tout ce qui est le plus ferme est en état de choc, cela nous laisse entrevoir que tout peut changer, et pas forcément en mal. Si la tourmente effraie tout, nous pouvons nous aussi être la tourmente. Et dans le coeur des tourmentes, il peut y avoir aussi, comme le disait Chesterton, non pas une furie mais un sentiment et une idée.

Dans cette pause de patience et de peur, les méditations de Hamlet et les délires de Don Quichote, les conseils du Christ et les questions de Socrate, les rêves de Shéhérazade et l'ivresse d'Omar Kayam gagnent un sens nouveau. S'il est un monde fatigué et malade qui craque et s'effondre, il doit aussi y avoir un monde nouveau qui est en gestation et qui nous défie. Nous voulons donc dire avec Barba Jacob : "Donnez moi du vin et remplissons de cri les montagnes!". Nous voulons dire avec Nietzche : "Et que chaque jour où l'on n'a pas dansé au moins une fois soit perdu pour nous ! Et que toute vérité qui n'amène pas au moins un éclat de rire nous semble fausse !".

William Ospina. Écrivain, essayiste, journaliste et poète colombien de renom, né à Padua en Mars 1954. Couronné par de nombreux prix littéraires. Oeuvres traduites en français :
À qui parle Virginia en marchant vers l'eau ?, traduit de l'espagnol par Tania Roelens,
Ursúa, trad. Claude Bleton, J-C. Lattès, 2007
Le pays de la cannelle, trad. Claude Bleton, J-C. Lattès, 2010
Arrêter net, trad. Tania Roelens, Paris, Editions des Crépuscules 2019

Traduction : CM

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