mercredi 7 décembre 2016

L'histoire du tissu qui a enveloppé le Palais de Justice

Il y a quatre ans naissait l'atelier de Couture "Kilomètres de Vie et de Mémoire" à Bogotá. Et naissait aussi l'idée d'envelopper le Palais de Justice avec des tissus brodés et tissés racontant les histoires de centaines de victimes du conflit armé. 
Ce 4 décembre 2016, le rêve est devenu réalité. 
Quarante organisations de brodeuses y ont participé.

Source :  El Espectador

 Des dizaines de brodeuses ont cousu les histoires vécues par leurs communautés pendant un demi-siècle de conflit.

En comptant leurs pas et à l'œil nu, deux femmes de l'atelier de Couture "Kilomètres de Vie et de Mémoire" de Bogotá ont mesuré la taille de la zone qui entoure le Palais de Justice puis se sont embarquées dans le rêve "un peu fou" de l'entourer avec des grandes toiles tissées ou brodées. "Il n'y a jamais assez de tissus" ont dit les couturières qui voulaient construire la paix à travers un acte symbolique où la mémoire pourrait entourer la justice. Car selon elles, la justice continue à manquer dans les centaines de maisons de femmes colombiennes qui, à travers leurs broderies, font mémoire des souvenirs tragiques de la guerre et traduisent leurs espérances et leur soif de paix.

Plus de 500 mètres de tissu ont été nécessaires pour entourer le Palais de Justice au centre de Bogotá et atteindre l'objectif que s'était donné il y a quatre ans ce groupe de femmes qui se réunissaient pour coudre et cicatriser leurs blessures avec d'autres victimes du conflit. Quarante et une couturières des zones les plus vulnérables du pays, qui ont souffert les ravages de la guerre pendant un demi siècle, ont rejoint l'initiative. Des femmes qui venaient de El Placer (Putumayo), Bojayá (Chocó), Montes de María (Bolívar) ou de l'est d'Antioquia. Des dizaines d'organisations de défense des droits humains se sont unies à l'événement, qui cherchait à inclure les passants invités à raconter comment ils ont été affectés par le conflit, ce qui les a le plus impactés et de quelle manière ils construisent la paix.

L'an dernier, l'Atelier de Couture "Kilomètres de Vie et de Mémoire" est parti en car avec "40 femmes un peu folles, dont seulement deux avaient été invitées" à une rencontre du Réseau National des Brodeuses pour la Mémoire et pour la Vie. Elles ont découvert les travaux des différentes régions du pays, qui relataient les récits des femmes victimes de la violence de genre, celles qui avaient des parents disparus et celles dont les époux et les fils ont été assassinés. "Cet événement est conçu pour rendre visible la douleur d'autrui, comprendre que cette douleur est aussi notre douleur" explique Ofelia Castillo, directrice de la Fondation Tierra Patria.

Au cours de cette initiative, à laquelle ont participé d'autres collectifs de victimes et où des présentations théâtrales et musicales ont eu lieu, s'est exprimée la nécessité que justice soit faite. A deux heures de l'après-midi, l'assemblage de tous les tissus a commencé, après que les victimes du conflit et les brodeuses aient discuté avec les personnes présentes. Sonia Cifuentes, de l'Association Minga et de l'Atelier Couture Kilomètres de Vie et de Mémoire, souligne que l'objectif était de montrer "les histoires de douleur, les résistances et les rêves que nous avons. Reconnaitre que, tout en étant des victimes, nous construisons des récits depuis l'espérance, la joie et la diversité. C'est un processus de guérison des autres violences qui ont été vécues dans le pays".

Les brodeuses de Mampuján, à María la Baja (Bolívar), dont les familles, la communauté et le territoire ont été dévastés par le conflit, sont une des grandes références dans le pays en matière de réconciliation et de pardon. Avec leurs broderies qui se caractérisent par de multiples couleurs et des dessins de fleuves et de montagnes, elles font mémoire des années où les balles des paramilitaires de Diego Vecino, les menaces, les disparitions et les tortures ont détruit leur environnement. Mais tout n'est pas que tragédie, leurs travaux reflètent aussi les désirs de paix et l'espoir de reconstruire ces liens qui auparavant les tissaient ensemble en société.

"L'idée, c'est que avec toutes ces expériences face au conflit, les espérances de paix que nous avons puissent protéger, recouvrir le Palais de Justice. En plus, c'est une façon de montrer comment nous avons pu nous réconcilier, pardonner et aimer. C'est difficile de parler de paix à partir d'un cœur plein de haine. Nous devons nous réconcilier avec nous-mêmes et avec la nature, parce que nous lui avons fait beaucoup de mal" souligne Juana Alicia Ruiz, leader de l'organisation "Femmes qui tissent des rêves et des saveurs de paix".

A la Fondation Tierra Patria, une organisation de femmes afro-colombiennes victimes du conflit sur la Côte Caraïbe qui fait de la pédagogie pour la paix et les droits humains depuis plus de 15 ans, elle brodent leurs récits depuis 2014. Elles ont commencé avec un petit atelier à Cartagena et aujourd'hui, elles sont 200 femmes à broder. "Nous nous sommes rendues compte qu'il était nécessaire de trouver des espaces pour dialoguer et faire des accompagnements sociaux de manière collective. La couture a été la meilleure manière parce que c'est quelque chose du quotidien. Nous avons toutes appris à coudre l'ourlet d'un uniforme. C'est un espace pour dialoguer et soigner, où nous faisons aussi des ateliers de design, graphisme, peinture, gravure et autres techniques".

"Les femmes ne comprenaient pas le concept de mémoire historique, et chercher à représenter leurs sentiments était difficile. Nous leur avons dit qu'il ne s'agissait pas seulement de broder les faits traumatiques vécus par la communauté, mais aussi d'arriver à penser un futur différent, comme par exemple, qu'un déplacement leur avait permis de créer de nouveaux projets de vie. Broder est un processus qui n'en finit jamais, car une année après, elles modifient tout ce qu'elles avaient fait avant. Dans les ateliers de Montes de María et de Carmen de María, elles n'ont pas voulu recommencer à raconter leurs tragédies. Ce n'était pas une manière de fuir leurs sentiments de tristesse, c'est seulement qu'elles ont voulu se penser au futur et fermer les cycles de guérison" explique Ofelia Castillo.

A Sonsón, une de ces nombreuses communes de l'Est du département d'Antioquia qui était dans la zone d'influence *(des paramilitaires ACCU et) du Bloc José María de Córdoba de las Farc, les ateliers se sont mis en place lentement. Luz Dary Osorio, membre de l'Atelier des Couturières de la Mémoire de Sonsón, explique qu'elles n'aimaient pas coudre au début mais qu'en voyant la puissance de guérison et de reconstruction du tissu social de ces réunions, elles ont compris que c'était un espace pour se redéfinir en tant que personnes.

"Nous avons compris que la propre douleur pouvait être moindre que celle du voisin, que nous ne connaissions pas et dont nous ne savions pas qu'il était aussi victime du conflit. Avec l'atelier, nous avons vu que, entre nous toutes, nous étions capables d'affronter ce qui nous est arrivé, de guérir, de vivre sans nous enfermer et d'arrêter que l'on continue à nous écraser. Aujourd'hui, on n'aime pas être traitée de victimes, parce que ce n'est plus ce que nous ressentons. Ils nous ont amené des psychologues, et moi je n'aimais pas ça. C'est pour ça que les ateliers de couture, ont été pour moi la meilleure des thérapies, parce qu'avec la couture, je façonne ce que je ressens et je n'ai pas à le raconter : Je le brode" explique Luz Dary Osorio.

A six heures du soir, le grand ruban de toile a commencé à être replié. L'objectif était atteint : Reconstruire la mémoire et le tissu social à partir de la vision des différentes victimes du conflit en Colombie. Il manquait bien des points, des fils et des motifs pour rappeler des milliers de colombiens. Mais l'espoir que ces toiles soient des symboles contre l'impunité et l'injustice était apparu clairement. Les couturières sont l'exemple fidèle du pays qui n'oublie pas.

*(note de la traductrice CM)


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