jeudi 1 décembre 2016

"Je suis ici pour vous parler de ma peur pour votre pays"

Discours émouvant de Todd Howland... Le représentant du Haut-Commissariat de l'ONU pour les Droits de l'Homme a demandé au Congrès colombien de ratifier l'Accord de Paix. Ses réflexions sur la peur, à partir de son expérience de malade souffrant de leucémie, en ont ébranlé plus d'un.


Source : www.semana.com

Au cours des intenses journées vécues au Congrès pour ratifier l'accord de paix signé entre le Gouvernement et les Farc, il y a eu des dizaines d'interventions. Mais rares ont été celles qui ont réussi à accaparer l'attention des députés et des autres participants. Avec un discours bref, Todd Howland a réussi à attirer l'attention de l'auditoire. Le représentant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l'Homme, qui a connu de près les conflits du Congo et de l'Angola en Afrique, a souligné combien la Colombie marche sur une corde raide et remarqué que les vies de milliers de citoyens qui souffrent la violence dans les territoires éloignés de Bogotá,  sont entre les mains du Congrès.

Voici son discours :

En 2010, on m'a diagnostiqué une leucémie. Quelques semaines après, j'ai suivi un stage pour les personnes qui se trouvent entre la vie et la mort, face à l'incertitude de la survie. Dans ce stage, on nous a dit qu'il était très important de dire ce que l'on pense.

Je suis ici pour vous parler de ma peur. Ma peur pour votre pays. J'ai très peur que, pour les gens qui vivent et qui ont vécu depuis des décennies au milieu du conflit, l'espoir de l'Accord de Paix avec les FARC ne produise pas la Non-Répétition des violations des droits humains. Car la réalité de ce que les gens vivent dans les zones d'influence des FARC est déjà en train de changer, mais pas en mieux.

Je ne suis pas ici pour accuser le Gouvernement, ni ceux qui ont voté OUI, ni ceux qui ont voté NON. Car là où nous en sommes, tous partagent une responsabilité.
Tous et toutes ont la responsabilité de trouver une solution.

Je suis ici pour vous demander de poser comme priorité les droits des plus ou moins deux millions de colombiens et colombiennes qui sont affectés de manière directe par le conflit armé avec les FARC. Pour que vos décisions n'ajoutent pas encore deux millions de victimes, aux plus de 8 millions qui existent déjà en Colombie.

Je vous demande de mettre la réalité de ces deux millions de personnes face à vos différences idéologiques et politiques. Les processus de paix sont durables quand les accords sont bien mis en œuvre et que l'on voit de manière évidente une amélioration dans la situation des droits humains. Or on peut d'ores et déjà dire que ce processus de paix avec les FARC est mal mis en œuvre puisqu'il y a déjà un impact négatif sur la situation des droits humains.

Plusieurs mois avant la signature du premier Accord de Paix, les membres des FARC sortaient déjà de leurs zones traditionnelles d'influence. Dans bon nombre de ces zones, il y a des pratiques illicites, par exemple, la coca et l'extraction minière illégale. Ces vides laissés par les FARC, l'Etat est sensé les remplir, en travaillant pour transformer les économies illégales en pratiques légales. Mais ce n'est pas ce qui a lieu en ce moment. Car d'autres groupes illégaux sont en train d'entrer dans ces zones.

A El Bagre, dans le département d'Antioquia, où les FARC avaient une présence historique, et où il y avait et il y a encore beaucoup d'extraction minière illégale, cette année, il y a eu 37 homicides. Trois des personnes assassinées étaient des leaders sociaux.

A Tumaco, dans le département de Nariño, cette année nous avons déjà eu 119 homicides. Deux des personnes assassinées étaient des leaders sociaux.

Il est important de se mettre à la place des deux millions de personnes qui vivent dans ces zones de conflit. Dans la zone rurale de Tumaco, les gens n'ont la chance que d'avoir trois ans de scolarité. Ce n'est pas une exception pour ces deux millions de personnes. Beaucoup, parmi les dirigeants locaux de ces zones, ne savent ni lire ni écrire. Il n'est pas normal dans un pays développé comme la Colombie, que parmi ces deux millions de personnes, beaucoup doivent vivre de la coca ou de l'extraction minière illégale, qu'il n'y ait pas de présence de l'Etat, ni de services basiques de santé et d'éducation et bien sur, qu'il n'y ait pas d'opportunités pour ces hommes et ces femmes.  

Ces deux millions de personnes vivent apeurées dans un contexte de violence. Il n'est pas normal que beaucoup parmi elles n'aient même pas pu aller voter. Pour vous, c'est très facile de voter, vous allez marcher de 5 à 20 minutes, et vous serez dans votre bureau de vote. Mais pensez à ces deux millions de personnes qui doivent faire un effort d'un ou deux jours pour aller voter. Dans plusieurs pays, il y a l'acceptation d'une norme internationale qui considère que toutes les personnes doivent avoir le même droit de vote, et que toutes et tous doivent avoir le même accès au vote. Ce n'est pas possible que certaines personnes aient des inconvénients pour voter quelque part et d'autres non.

Amartya Sen, le Prix Nobel d'Economie, dit qu'il y a des données disponibles qui indiquent une corrélation entre mortalité prématurée, faim évitable, morbité évitable et manque de libertés et de droits.

Il est normal que vous, politiques, répondiez à la majorité. Ces deux millions de colombiennes et colombiens dont je parle sont dispersés dans une vingtaine de départements du pays, ils sont la minorité des minorités. Normalement, leurs voix ne gagnent pas aux élections. Mettre la priorité sur leurs droits pourrait être un problème pour vos objectifs politiques. Mais quelques fois ces deux millions de personnes sont importantes dans les élections. Ces personnes, sont elles aussi des colombiennes et des colombiens qui méritent les mêmes droits que ceux dont vous bénéficiez. Bien que l'investissement nécessaire dans leur vie pour changer leur réalité, ne vous aide pas à gagner des élections.

De plus en plus, au cours des deux derniers mois, les membres des FARC demandent aux membres de nos équipes sur le terrain, dans plusieurs zones de la Colombie rurale : Que se passe-t-il et que va-t-il nous arriver ? L'Incertitude est très mauvaise pour un processus de paix... Les hommes et les femmes des FARC ont déjà des offres de travail dans d'autres groupes illégaux et dans les circuits économiques illicites. La Non-répétition des violations des droits humains dans les zones affectées par le conflit, dans les lieux où vivent les deux millions de personnes dont j'ai parlé ici, n'est pas liée à ce qui peut arriver aux membres du Secrétariat des FARC. Par contre, c'est évidemment en lien avec ce qui se passe et se passera pour les simples membres des FARC. Favoriser leur réintégration est nécessaire pour le succès du Processus de Paix et pour la Non-Répétition des violations des droits Humains.

Nous observons de plus en plus de signes de dissidence. Par exemple, à Tumaco, ces dissidences seraient responsables d'une des morts. Dans d'autres lieux du pays, les morts sont imputées aux BACRIM ou à d'autres acteurs de la post-démobilisation des AUC.

Les Accords de Paix sont imparfaits. Celui de la Colombie n'est pas une exception. Un mauvais accord bien mis en œuvre peut être durable. La perfection est ennemie du possible. Travailler en Colombie pour "l'Accord Parfait" va à condamner deux millions de personnes à la répétition des violations de leurs droits, parce que les FARC vont se désarticuler avec que vous n'ayez créé cet "Accord Parfait".

Les accords qui concernent la transformation des économies illicites, la création d'un développement rural, avec le système intégral de justice, incluant les travaux de développement social que les FARC doivent commencer, sont nécessaires en ce moment. Car ils réussiront à minimiser les risques de violations des droits humains qui se commettent contre ces deux millions de personnes qui vivent dans les zones en conflit. 

Dans ces zones, vous arrivez déjà trop tard, parce que d'autres groupes armés sont déjà arrivés, et qu'il y a déjà des morts. 

Il est important, en tant qu'acteurs de l'Etat, que vous vous rappeliez vos obligations liées aux droits de toutes et tous, en incluant particulièrement ces colombiens et colombiennes, les deux millions de personnes qui vivent dans ces zones où le droit à la vie est en jeu. Votre obligation est d'arrêter le conflit avec les FARC le plus rapidement possible et de ne pas risquer encore plus la vie de ces deux millions de Colombiens.

Merci pour cette opportunité, et cette chance de créer un Accord et un Processus dans lequel toutes et tous apportent quelque chose qui améliore la situation des droits humains ici en Colombie.

Traduction : CM


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