lundi 26 septembre 2016

Colombie : Une Paix digne pour les deux parties au conflit et pour le pays.


Dialogue avec Carlos Lozano, directeur de VOZ
Bogotá, 24 septembre 2016

Source : Diálogo con Carlos Lozano, director de VOZ 

Voz : Vous avez été un des facilitateurs de ce processus de paix pendant sa phase secrète mais votre nom n'est pas mentionné par la grande presse alors qu'elle reconnait le rôle important qu'ont joué d'autres personnes...

Carlos Lozano : Oh, ça ne m'empêche pas de dormir ! J'ai fait un travail facilitant, confidentiel, dans le respect des contraintes permettant aux contacts préliminaires d'avoir lieu. Je suis intervenu à la demande de Cuba, avec la recommandation que tout ait lieu dans le plus grand des secrets. J'ai échangé des messages avec Alfonso Cano. La réunion prévue avec lui n'a pas pu se tenir à cause des opérations militaires qui s'étaient renforcées au moment des premiers contacts. C'était paradoxal. A l'époque, dans une conversation avec Roberto Pombo, le directeur du Tiempo qui ne savait pas que je travaillais là-dessus, nous avions parlé des opérations contre Cano et il m'a dit que le président Santos lui avait demandé si, étant président, avec Cano assiégé et avec la possibilité d'en finir, il aurait donné l'ordre de l'attaquer. Et il avait répondu : "Non, je ne le ferais pas, parce qu'avec lui, on peut faire la paix". Je ne sais pas si Pombo était en fait au courant des contacts secrets.

Je n'ai pas pu voir Alfonso parce que dans un message, il m'a fait savoir : "C'est dangereux, ici il y a beaucoup de bruit" mais il m'a dit que cette possibilité était à l'examen et en plus, que les FARC étudiaient la possibilité de suspendre les "rétentions économiques". Sur ce sujet, nous avions déjà parlé dans le Caguán avec Cano et le "Mono Jojoy". Avec Alfonso, après la rupture des dialogues du Caguán, nous avions échangé des messages sur cette question avec des points de vue contradictoires et des coïncidences, mais finalement, avec l'excellent résultat qui les a fait considérer qu'il fallait éradiquer cette mauvaise pratique. De fait, le texte de ce message est entre les mains des cubains.

Après la mort de Cano, ou plutôt son assassinat, ce fut Timoleón qui m'a dit qu'ils avaient pris la décision de mettre fin à ces "rétentions économiques" et qu'ils l'annonceraient prochainement. Ce fut peu de temps avant qu'ils annoncent les dialogues publics. J'ai lancé le scoop dans une soirée chez León Valencia où étaient présents Enrique Santos, Medófilo Medina, Martha Ruiz et Jorge Enrique Botero. Deux jours plus tard, sortait le communiqué du Secrétariat des FARC à ce sujet.

Voz : Comment les contacts ont-ils été confirmés ?

Carlos Lozano : Voilà l'histoire. Les messages avec Alfonso Cano ne me l'ont jamais confirmé, mais ils laissaient voir que c'était ça. Je crois qu'il ne l'a jamais dit de manière claire car ces papiers pouvaient être interceptés. Et puis il y a eu aussi le message d'Alfonso Cano destiné à la Rencontre Nationale Agricole et Populaire de Barrancabermeja, en 2011 si je ne m'abuse, où il a fait la proposition de cinq points à discuter avec le gouvernement de Santos, où j'ai vu clairement l'intérêt qu'avaient les FARC à entrer dans des pourparlers. De fait, les cinq points ressemblent beaucoup à ceux adoptés dans l'Agenda de l'Accord de La Havane, qui sont six.

De toute façon, sans connaitre tous les détails, je savais qu'il y avait des rapprochements parce que les cubains me l'avaient dit, en me demandant d'essayer de confirmer si les FARC avaient vraiment intérêt à dialoguer. C'est au cours de cette recherche d'infos, que j'ai cherché à entrer en contact avec Timoleón alors que Cano était encore vivant. Nous nous sommes réunis dans le Catatumbo. Nous avons parlé de choses générales, nous avons échangé des opinions sur la situation politique et sur la possibilité de la paix, mais il ne m'a rien confirmé sur les rapprochements. Je n'ai pas insisté. Entre autres choses, il m'a montré un message de Cano qui disait que je ne viendrais peut-être pas parce que l'hiver était très rude et que les conditions du voyage seraient terribles. Et pourtant, j'y suis allé.

Timoleón a regretté que je n'y sois pas allé quelques mois auparavant quand il m'avait invité à lui rendre visite pour me donner la nouvelle de la mort du commandant Manuel Marulanda, le guérilléro légendaire avec qui j'ai eu une très grande amitié, avec plusieurs rencontres en plein milieu de la guerre, et aussi dans la zone de distension du Caguán. Je n'avais pas pu aller au rendez-vous avec Timoleón parce que j'avais une grosse grippe et comme je ne savais pas l'objet du RV, j'avais pensé que reporter la rencontre était possible. Evidemment, ça ne pouvait pas attendre et ils ont fait passé l'information, qui a été donnée par Timoleón, à la demande du Secrétariat des FARC.

J'ai vu Manuel Marulanda pour la dernière fois, un an avant sa mort, pendant le gouvernement de Uribe Vélez, relativement près de Neiva, dans le Guayabero, malgré la militarisation et les plans de la "sécurité démocratique" qui lui faisait la chasse à l'homme, c'était en 2007. Il y a peu, j'ai fait une chronique dans VOZ sur le voyage et cette rencontre.

Après la mort d'Alfonso Cano et une fois que Timoleón Jiménez a été désigné comme le nouveau commandant, je suis retourné le voir. Il m'a expliqué qu'au cours de notre dernière entrevue, il ne m'avait pas parlé des contacts avec Santos et il ne m'avait pas répondu malgré mes questions insistantes à travers des messages, parce que le Secrétariat avec accordé que seul Alfonso Cano pouvait parler sur ce thème : "Je n'aime pas dire des mensonges, c'est pour ça que j'ai préféré me taire. Mais maintenant, je suis le commandant et je peux en parler. Asseyez-vous et lisez ces documents". Il m'a passé les rapports d'Alfonso Cano au Secrétariat, les messages d'Henry Acosta et le résumé des messages du président Santos, "dont celui où il a expliqué la mort de Cano comme un impondérable de la guerre". Je les ai lus avec attention et j'ai gardé le secret sur ces véritables scoops journalistiques.

Timoleón m'a dit que lui aurait du être le chef de la délégation pour les dialogues de La Havane et qu'il avait dû rester avec ses valises prêtes parce que, en tant que commandant en chef, il devait rester sur le terrain. La décision était de continuer, en hommage à la mémoire d'Alfonso Cano.

Voz : Nous n'avons pas voulu interrompre un récit si intéressant mais... Comment voyez-vous Timoleón Jiménez comme commandant des FARC-EP? A votre avis, il a passé l'examen ?

Carlos Lozano : Il l'a passé ! Et avec les félicitations du jury ! Timoleón a joué un rôle important, dès le début, je l'ai vu très attaché à son rôle et avec le contrôle de la situation. Il a su préserver la cohésion de toujours du Secrétariat, de l'Etat-Major Central, des blocs, des fronts et de la base des guérilléros. La discipline des Farc ne s'est pas dissoute. Timoleón a fait face à la situation, je l'ai vu une ou deux fois de plus avec qu'il ne s'installe à La Havane et il était au courant de tout, il connaissait le détail de tout ce qui se passait à la Table des Conversations, il orientait chaque pas. L'effort a été collectif, la délégation de La Havane a fait un travail sérieux et responsable et dans le pays, l'ensemble des FARC a soutenu et a compris l'effort pour aller de l'avant vers l'accord final.

Voz : Certains disent que "les FARC-EP sont arrivés vaincus à la négociation et qu'ils ne leur restaient plus qu'à se livrer"...

Carlos Lozano : Le résultat dément clairement le contraire. Les FARC ne sont pas arrivés vaincus et ils l'ont fait savoir au Gouvernement qui croyait qu'il en était ainsi et qui voulait imposer la démobilisation et la remise des armes. Ni l'un ni l'autre n'ont eu lieu. C'est une paix digne pour les deux parties qui a été pactée. Comme l'a dit Timoleón, il n'y a pas eu ni vainqueurs, ni vaincus.

Voz : Vous êtes satisfait de l'Accord Final ?

Carlos Lozano : Oui, Evidemment. C'est une paix digne pour les deux parties et pour la société. Les FARC ont fait leur devoir envers le pays, la gauche, le peuple colombien. L'Accord Final est un document doctrinal qui ouvre le chemin du renforcement de la démocratie et de meilleures conditions sociales de vie dans les campagnes et dans les villes. Mais ce n'est pas seulement cela, l'accord permet de projeter la lutte populaire, il appelle à l'unité vers une Constituante pour adopter des transformations qui changent le modèle économique et produisent des réformes sociales de fonds.

Voz : Mais certains ne le voient pas ainsi...

Carlos Lozano : Ceux qui ne le voient pas comme ça, ce sont ceux d'extrême droite qui cherchent à ce que persiste le vieux pays de la violence, de l'injustice et de la caricature de démocratie ; et aussi certains personnages de la gauche, anti-communistes, sectaires, qui se croient les possesseurs de la vérité révélée et qui minorent l'importance du fait le plus important de ces derniers jours dans le pays et dans le monde, avec l'argument fallacieux que "les Farc sont une vache morte en travers du chemin de la gauche". Ils se croient le nombril de la gauche et pensent que toute la lutte politique et sociale, que toute l'unité de la gauche, tourne autour d'eux. C'est du retard politique, de la toute puissance qui ne contribue pas à ce que la gauche dans son ensemble joue son rôle, en incluant les organisations qui surgiront suite aux accords de paix, et notamment l'ELN.

Voz : Et en parlant de l'ELN, vous aviez envoyé une lettre publique à Gabino. Y-a-t'il une réponse ?

Carlos Lozano : Je suis certain qu'il y en aura une car je connais l'esprit de responsabilité du camarade Nicolás et des membres du COCE. Je crois que les problèmes qui se posent et qui sont liés à l'intimidation et l'agression des militants communistes en Arauca peuvent être dépassés. L'ELN peut compter sur notre solidarité pour les dialogues à établir avec le Gouvernement et qui doivent avancer sans pressions ni conditionnements gouvernementaux. La paix est intégrale et l'ELN est une réalité politique et militaire en Colombie, qui compte pour la paix stable et durable.

Voz : Vous êtes sûr que le Gouvernement colombien respectera les accords ?

Carlos Lozano : On n'a pas confiance dans la classe dominante colombienne. L'oligarchie a toujours été mesquine et elle a une peur panique des changements démocratiques qui peuvent l'amener à perdre les privilèges et les instruments qui lui permettent de maintenir leur pouvoir politique et économique. Pourtant, je crois que cela ne sera pas facile pour eux de ne pas respecter ce qui a été pacté, ni pour ce gouvernement, ni pour un autre gouvernement de la bourgeoisie. Les yeux du monde sont posés sur la Colombie, l'ONU et des pays très respectables sont garants du respect des accords et il y aura une vigilance très stricte pour qu'il en soit ainsi. Les organisations colombiennes doivent faire leur propre suivi et contrôle pour que soient respectés les accords dont bénéficieront tout le pays. Mais il y a d'autres craintes...

Voz : Lesquelles ?

Carlos Lozano : Il y a des secteurs de l'establishment pleins de haine, de rancœur et avec une soif de vengeance contre la guérilla. De là à la guerre sale, à l'extermination physique, il n'y a qu'un pas. L'oligarchie colombienne a été violente, elle n'a pas hésité à encourager et/ou justifier le génocide de l'Union Patriotique et du Parti Communiste Colombien. Elle a une vision unilatérale des accords et ils croient que l'obligation de les respecter ne concerne que la guérrilla. Et je ne me réfère pas aux victimes qui, en majorité, se sont montrées généreuses. Ce sont des personnes qui veulent conserver leurs privilèges et leurs affaires, dont certaines sont illégales. Ils veulent voir les guérilléros en prison ou liquidés. La violence que eux ont exercé a été "bonne" et donc, ils se considèrent comme exonérés de la juridiction de paix, n'ayant pas de compte à rendre sur la promotion du paramilitarisme, des massacres, du génocide de l'Union Patriotique, des faux positifs et d'autres crimes. Ce sont des barrières à la réconciliation, à la possibilité que les accords de paix soient un point final de la confrontation.

Source : “La paz es digna para las dos partes y para el país”
Traduction : CM

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