dimanche 3 septembre 2017

Le jour où les Farc ont pris la place de Bolivar

photo @Reuters

Il aura fallu 50 ans pour qu'un commandant guerrilléro fasse un discours devant le congrès. Plus de 10 000 personnes ont assisté à l'arrivée des Farc en politique sans armes.

Bogotá. 2 septembre. Par Ivan Gallo
Source : Las Dos Orillas

La rose des Farc s'est imprimée sur les murs du Capitole. La nuit était claire, sans nuage. Plus de 10 000 personnes célébraient la naissance d'un nouveau parti politique. Timoleón Jimenez est monté sur la scène, il avait entre les mains 10 feuilles blanches froissées. On le sentait nerveux, dubitatif. C'était comme s'il avait gagné une guerre de 54 ans. Il était le premier commandant guérillero à parler sur la place de Bolivar, face à une multitude qui chantonnait son nom et qui levait le bras vers le ciel avec le poing fermé. Timoleón a respiré et il a parlé. L'hologramme de la rose des Farc continuait à se projeter imperturbablement sur le mur du congrès. Les gens se sont tus et ils l'ont écouté.

Pendant toute la semaine, avait couru la rumeur affirmant que Peñalosa faisait tout son possible pour ne pas prêter la place aux Farc. Les pressions de la droite colombienne, majoritaire, s'appesantissaient sur le maire de Bogota. Et ce vendredi à 13h00, les Farc ont été au bord de l'annulation du concert programmé et évoqué dans les accords de La Havane eux-mêmes. Parmi les invités d'honneur, ils devaient avoir Poncho Zuleta, l'auteur du nouveau classique du vallenato Que viva la tierra paramilitar, mais le chanteur s'est désisté en début de semaine. C'est la deuxième fois qu'il pose un lapin aux Farc : Dans la zone de regroupement de Conejo commandée par Joaquin Gomez, dans la Guajira, il ne les a laissé voir qu'une queue de comète au début du mois d'août. Mais le plus grave était à venir : à 13h00, l'organisation s'est retrouvée face à un mur suite à l'annulation de l'assurance qui couvrait l'événement. Peñalosa a lancé un ultimatum : S'il n'y avait pas une autre compagnie d'assurance, la Place de Bolivar n'était pas mise à disposition. Une demi-heure plus tard, et avec le soutien du gouvernement de Juan Manuel Santos, une nouvelle assurance est apparue. Le Concert allait avoir lieu.

Le soleil n'était pas au rendez-vous quand des centaines de guérrilleros sont arrivés à Bogota, en provenance des zones de regroupement éparpillées partout en Colombie. Pour bon nombre d'entre eux, c'était la première fois qu'ils venaient dans la capitale. Gabriel Angel, le chroniqueur des Farc, a été le premier à arriver. Il est venu avec sa copine, une brune exubérante aux yeux clairs qu'il a connu dans les troupes de la guérrilla, il y a 10 ans. Il n'avait pas mis les pieds sur la place de Bolivar depuis 1983. A cette époque, il étudiait au vieux collège Saint Bartholomé, avec le rêve de changer le pays. Il a tout laissé pour suivre les idées de Jacobo Arenas. Il a lutté aux côtés de Jorge Briceno, alias Mono Jojoy, un des commandants guérrilleros les plus haïs des colombiens et les moins compris du pays, mais aimé avec une ferveur proche de l'adoration dans les troupes des Farc. Gabriel a un rendez-vous avec un journaliste allemand. Bien qu'il soit content et qu'il répète qu'il n'a pas peur, il critique rudement le non-respect des accords de la part du gouvernement.

De l'autre côté de la place, dans une énorme tente, les membres de l'état-major des Farc arrivent peu à peu. Mauricio Jaramillo est le premier à arriver vers quatre heures et demie, juste au moment où les Rebelles du Sud sont sur scène et chantent les mots d'ordre communistes qui, en pleine guerre, donnaient le moral aux troupes de la guérrilla. La place est déjà pleine quand, sur l'avenue Séptima, mille étudiants de l'Université Nationale entrent par le côté de la Cathédrale, en affirmant leur soutien aux Farc.

Parmi la foule, un homme vend des porte-clefs à l'effigie du Mono Jojoy, de Tirofijo et de Jacobo Arenas. Des jeunes avec des lunettes de marque portent fièrement des tee-shirts imprimés avec le visage d'Alfonso Cano. La police passe à côté d'eux et ne leur dit rien. C'est un autre pays. Le logo des Farc est partout et quand la nuit arrive, son hologramme commence à être projeté sur la Cathédrale et même sur les murs du Congrès. Pour la première fois, je comprends la peur uribiste : Dans la nuit du 1er septembre, il semblerait que les Farc ont gagné la guerre. Ils ont pris la Place de Bolivar.

Dans le public, il n'y a pas que des guérrilléros ou des gens de Bogota. Marina Hernandez et son mari Martin Ricaute viennent d'arriver de Medellín. Ils n'ont fait le voyage que pour voir comment les Farc célébraient leur transformation en parti politique. Nestor Gonzalez, un enfant de 13 ans, agite un drapeau avec la rose des Farc. Il est arrivé de Neiva avec son papa, un vieux militant, survivant du génocide de la UP. Ensemble, ils tournent plutôt les yeux vers la tente où se trouve l'état major que sur la scène où les Rebelles du Sud ont cédé la place au chanteur romantique Johnny Rivera, un des préférés des troupes de la guérrilla. Dans la tente, c'est Pastor Alape qui arrive, et pour répondre à la demande des gens, il abandonne son siège et se mélange au public pour serrer des mains et faire des selfies. Victoria Sandino, accompagnée de trois gardes du corps, marche au milieu de la foule qui la reconnait, qui lui serre la main et lui exprime son admiration. Vers 18h00, comme tant d'autres sympathisants présents sur la place, le petit Nestor entre dans une extase proche du délire à l'entrée de Timoleon Jimenez. Sur la scène, un des fils de Bob Marley, asphixié et un peu perdu, est éclipsé par la figure du commandant guérrilléro. Vers sept heures, Timoleon Jimenez monte sur scène. Il semblerait que la pression va l'avaler. Il accroche sa main à sa ceinture et commence le discours qui est peut-être le meilleur de sa vie. C'est un discours de victoire où, tout en reconnaissant les terribles erreurs que peut laisser une guerre de plus d'un demi-siècle, il présente une nouvelle Colombie où tou-te-s ont leur place : Les pauvres et les riches, les sans-terre et les sans-toits, les pédés et les conservateurs, les communistes et les uribistes. La Rose des Farc se projette sur les pierres des murs du Congrès. Une autre Colombie a commencé.

Des Chamanes plus que centenaires brûlent leurs encens près du visage de Timoleón Jiménez. Dans leurs langues natives, ils invoquent leurs dieux. Ils bénissent la guérrilla et le nouveau pays. La multitude explose dans un cri quand les musiciens de Totó La Momposina frappent sur leurs tambours avec force. La fête a commencé. Tous célèbrent la paix, sans sursauts. Santrich, qui sera l'amphitrion d'une fête à la maison où il est hébergé vers Nicolás de Federman, abandonne la tente. Tous font de même, sauf Carlos Antonio Lozada qui danse sans ménagements pendant toute la session de Totó La Momposina et celle de l'Orquesta Aragón qui jouera jusqu'à 22h00. Tout se termine. La rue piétonne de la Septima est une fête. Tous boivent et jouent de la musique. La célébration est absolue. Ce n'est pas seulement un nouveau parti qui est né. C'est une nouvelle Colombie qui a commencé.

Voici le discours de Timochenko :

"Nous serons des millions et des millions dans une Nouvelle Colombie.
Le 20 avril 1944, Jorge Eliécer Gaitan avait dit : "... En Colombie, il y a deux pays : Le pays politique qui pense à ses emplois, à sa mécanique et à son pouvoir, et le pays national qui pense à son travail,  à sa santé, à sa culture, non pris en compte par le pays politique. Le pays politique a des objectifs qui ne sont pas les mêmes que ceux du pays national. Terrible drame dans l'histoire d'un peuple !".

73 ans après, cette tragédie continue à vif. Comme l'expliquait Gaitan à l'époque, l'Etat continue actuellement à représenter les intérêts d'un groupe minoritaire, alors qu'il devrait représenter toutes les classes et défendre spécialement celle qui en a besoin, c'est à dire la grande majorité des déshérités. Nous proposons à la Colombie de mettre fin à cette réalité si amère. Et nous le faisons en présentant au pays et au monde, notre parti la FORCE ALTERNATIVE REVOLUTIONNAIRE DU COMMUN - FARC, en montrant une fois de plus notre engagement pour la paix, la démocratie et la justice sociale en Colombie. Les plus de 50 ans de résistance armée ont pris fin avec la signature des Accords de La Havane. Nous laissons les armes pour faire de la politique par des voies pacifiques et légales, nous voulons construire un pays différent avec vous tous et toutes.

Un pays où, tout d'abord, la violence disparaisse définitivement de la scène politique, où personne ne soit poursuivi, assassiné ou disparu parce qu'il ou elle pense différemment. Un pays dans lequel aucun habitant ne soit obligé de prendre les armes pour défendre sa vie, où la réponse à la protestation et au mécontentement social ne soit pas les mauvais traitements de l'ESMAD (Escadron Mobile Anti-Emeutes).

Un pays où la tolérance et le respect de la différence soit la norme, où le dialogue et la concertation soit la manière de trouver des solutions aux problèmes. Nous ne voulons plus une seule goutte de sang pour des raisons politiques, qu'aucune mère ne reverse des larmes pour son fils ou sa fille violentés. C'est pourquoi nous n'hésitons pas à tendre la main en signe de pardon et de réconciliation, nous voulons une Colombie sans haines, nous venons pour pratiquer la paix et l'amour fraternel entre compatriotes.

Nous avons fait de nombreux gestes en ce sens. Nous avons cesser tous les feux, nous nous sommes réunis dans les zones et les points transitoires, nous avons fait un dépôt complet des armes, nous avons remis l'inventaire de notre économie de guerre et nous avons commencé le processus de remise de tous nos biens. Nous faisons maintenant le pas de notre conversion en parti politique légal. Si seulement l'Etat colombien avait montré le même empressement à respecter ses engagements !

Nous n'allons pas ici faire la défense de notre soulèvement. La recherche de la vérité du conflit et ses victimes a été au centre des Accords de La Havane, et les différents instruments auxquels nous avons souscrits se chargeront de révéler ce qui s'est réellement passé. Nous n'avons pas peur de la justice. Au contraire, nous l'appelons. Pour un pays où l'impunité disparaisse pour toujours, sans faire de différence suivant le statut social du responsable ou sa condition politique.

C'est pourquoi nous proposons aussi une réflexion profonde aux grands médias de communication, leur apport est essentiel dans la création d'un climat national différent. Dans notre nation, la violence et la guerre ont été en grande mesure le fruit de l'exacerbation des passions, de la polarisation induite à travers les micros, les plumes et les écrans. La Colombie sera différente avec votre aide.

Nous sommes conscients qu'une société divisée par d'énormes inégalités économiques et sociales est un vivier permanent de conflits et d'injustices. Nous savons que certains segments de la population colombienne détiennent des fortunes impensables et font étalage de privilèges dignes de contes de fées, alors que des pans entiers supportent des conditions de vie implacables. Peut-être atteindrions-nous un pays plus humain et plus juste si les premiers cédaient un peu de leurs bénéfices aux deuxièmes.

Notre expérience récente en Norvège nous a montré un pays où tous les citoyens, selon leur condition économique, paient leurs impôts et y consentent facilement, parce qu'ils savent qu'ils auront un retour à travers des travaux dont le bénéfice est collectif. C'est la raison pour laquelle ils jouissent d'un niveau général de vie élevé. Ici les grands capitaux poussent la fiscalité à la baisse, alors que l'ensemble de la population est taxée par des impôts indirects qui sont la plus grande part de la fiscalité.

Et ce qui est encore pire, c'est que chaque matin, nous nous réveillons avec un nouveau scandale de corruption, dans lequel un personnage différent de l'élite gouvernante apparaît mis en cause dans des détournements de fonds gigantesques, ce qui met à nu le terrible degré de décomposition caché dans les différents pouvoirs publics. La règle du "moi d'abord" s'est emparée de toute l'administration publique, ce qui se traduit par l'abandon, la raillerie et la tromperie des électeurs qui ont cru un jour dans ces leaders.

C'est pourquoi nous rêvons d'un pays où la transparence et le châtiment exemplaire de ceux qui le violent soient sacrés. Un pays où les politiques servent réellement les citoyens au lieu de penser tout le temps à leur enrichissement facile. Un pays où l'on n'arrive pas au Congrès en pensant à l'eù nrichissement personnel dérivé de sa position et de son influence, ni aux mairies et aux départements, ni aux autres corporations publiques ou aux tribunaux, alors que c'est la coutume aujourd'hui.

Nous rêvons d'un pays où, sur ses plus de cinquante millions d'hectares cultivables, puissent vivre ensemble dans la prospérité, la solidarité et l'équité, les entrepreneurs ruraux, l'économie paysanne et les communautés afrodescendantes et indigènes. Un pays où l'investisseur ou l'éleveur ne pensent pas à augmenter leurs propriétés sur le dos de leurs voisins. Un pays où l'exploitation minière ne signifie pas destruction de l'environnement et misère des habitants.

Nous voulons un pays où toutes les citoyennes et tous les citoyens aient un accès effectif à l'éducation et à la santé. Où les critères d'humanité et de service s'imposent sur ceux de la croissance et du profit. Où les secteurs stratégiques de l'économie ne dépendent pas du négoce capitaliste de quelques consortiums, un pays où l'on s'appuie sur le producteur national.

Un pays où la jeunesse et les travailleurs jouissent réellement du développement de l'esprit,
où le sport, la culture, l'art et les loisirs élèvent les aspirations et les opportunités pour tous.
Un pays où tous aient un logement digne, un lit propre, au moins trois repas par jour,
où personne ne soit sans travail et encore moins, sans une rémunération juste.

Un pays où les femmes soient reconnues et jouissent des mêmes droits et opportunités que les hommes.
Où la diversité de genre et sexuelle ne soit pas stigmatisée.
Où l'enfance soit le patrimoine social le plus précieux et qu'elle soit donc protégée et dotée des meilleures opportunités de développement intégral.
Où le handicap trouve un soutien et une incitation au dépassement.
Où personne ne dorme dans les rues et où l'Etat assiste les personnes dominées par une dépendance.

Ce pays cessera d'être un rêve quand nous serons des millions de colombiens ayant à coeur de le rendre possible. Quand cette immense majorité abstentionniste se décidera à agir politiquement, quand tous les déçus de la politique en viendront à croire dans une nouvelle alternative. Nous n'avons pas d'autre lettre de candidature que notre histoire de plus d'un demi-siècle où nous avons tout donné, même la vie, pour qu'il nous soit permis d'ouvrir cet espace par où tous puissent passer.

En nous barrant tous les espaces politiques, ils nous ont précipité dans une longue guerre. Mais nous n'avons jamais cessé de lutter pour ouvrir à nouveau ces espaces. Gaitan disait que sa plus grande qualité était de ne pas flancher dans la lutte, de convertir l'obstacle en incitation au dépassement, d'insister sur les grandes questions chaque fois qu'il est nécessaire. Nous croyons honnêtement qu'après plus d'un demi-siècle d'effort, personne ne peut douter de la persistance de nos idées, voilà la carte de visite qui permet de nous présenter.

Que la tâche ne sera ni facile ni immédiate, c'est parfaitement clair pour nous.
Que nous serons la cible des attaques les plus immondes, nous n'en doutons pas.
Qui saurait mieux que nous, que la persévérance peut tout vaincre ? Il faudra aller étape par étape, on ne peut pas commencer à construire une pyramide par son sommet. Notre premier pas maintenant, est de présenter notre parti politique à la Colombie, son programme stratégique, notre proposition d'action politique.

Nous voulons et nous réussirons à être reconnus nationalement comme parti politique légitimement situé dans la scène nationale. Nous impulserons une grande convergence nationale, la conformation future d'un mouvement de mouvements qui regroupe les propositions les plus diverses de dépassement de la grande crise nationale par des moyens pacifiques et démocratiques. Nous lançons dès maintenant notre proposition d'un gouvernement national de transition pour la période 2018-2022.

Nous croyons fermement que le peuple colombien veut la paix et sera disposé à la défendre comme le plus précieux de ses droits. Nous considérons que les Accords de La Havane ont réussi à élever une muraille puissante face aux instigateurs de la guerre et de la violence. Mais nous savons qu'ils ne sont pas d'accord et qu'ils cherchent par tous les moyens à ouvrir une brêche dans ce mur. Nous soutiendrons de manière décidée quiconque sera disposé à le blinder, à empêcher qu'ils ne l'affectent.

Il faut travailler en responsabilité et sérieusement à la mise en oeuvre de l'Accord Final.
Nous sommes convaincus que cela représentera un pas essentiel dans la démocratisation de la vie nationale, que cela élevera considérablement les conditions économiques et sociales du secteur rural et représentera une réussite significative dans la politique contre les drogues illicites, mais aussi que cela rendra possible un tourbillon profond des coutumes politiques, un pas en avant dans la lutte sociale pour la justice.

Colombiennes, colombiens : Permettez-moi de vous inviter à connaitre notre parti, à partager la qualité humaine de ses membres, à dialoguer informellement avec nous sur toutes les questions d'intérêt national. Là où il y a une injustice, une offense, une victime, une aspiration d'ordre social, un projet de dépassement des conditions actuelles, une intention de paix et de réconciliation, un soupir ou un sourire, il y aura toujours un ami de la FARC, solidaire, serviable, disposé à vous accompagner dans votre dessein collectif de dignification.

Nous sommes les filles et les fils de ce peuple, nous connaissons bien son travail et ses souffrances. Notre proposition est de nous unir pour un pays meilleur, juste, démocratique, souverain et en paix. Nous n'y arriverons pas si nous ne luttons pas unis pour lui, avec l'espoir absolu de le conquérir. Aujourd'hui, nous sommes un parti qui naît, dans un jour pas si lointain, nous serons des millions et des millions dans une Nouvelle Colombie. C'est dans cette Nouvelle Colombie que le pays national et le pays politique se fonderont en un seul, pour le bonheur de toutes et tous.

Merci beaucoup".
Bogota. 1er septembre 2017

Traduction : CM




1 commentaire:

  1. j'ai compris ! très bien la traduction sur tout du discours - dommage qu'il y n'as pas de analyse

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