Réflexion sur le Conflit et sa Résolution en Colombie
Par Gonzalo Sánchez G.
Directeur du CNMH (Centre National de Mémoire Historique - Bogotá)
En collaboration avec María I. Cristina González
in Revista Arcadia, 28/07/2016
Il est difficile de se mettre d'accord à propos de l'origine du conflit armé interne colombien. Le débat entre experts et militants cherche à déterminer si le conflit remonte aux luttes paysannes des années trente, à la liquidation du mouvement populaire incarné par le gaïtanisme ou à la fermeture des espaces politiques et sociaux suite à l'accord bi-partis du Front National. Dans tous les cas, quelle que soit la date, le conflit colombien est le plus long d'Amérique Latine, et même un des plus longs du monde.
L'arrière-plan de l'allongement de cette guerre réside dans la sous-évaluation systématique des conflits sociaux et politiques qui exacerbèrent la Violence et perdurèrent au-delà des accords bi-partis. Quand les élites ont commencé à affronter la Violence, elles ont voulu la résoudre sans que cela ne leur coûte quoi que ce soit. Elles comptaient avec arrogance sur une soit-disant faible capacité militaire et politique des guérillas composées par des paysans, ou misaient sur leur marginalisation et leur disparition en tant que projets politiques d'insurrection.
Ce fut une guerre qui se prolongea car les guérillas comme l'Etat croyaient à une victoire militaire rapide et décisive, même pendant les périodes de négociation comme celle du Caguán, en cherchant des deux côtés à augmenter leur capacité de guerre pendant qu'ils étaient assis autour de la table de négociation.
En effet, une grande partie du monde politique et de la société ont pensé, et beaucoup continuent à le penser, qu'il est possible d'en finir avec la guerre par plus de guerre. Et ils ont de bonnes parts d'audience. Le discours de la guerre est électoralement rentable dans une bonne partie de la société, pleine de ressentiments, spécialement contre les Farc. Cette partie de la société ne considère acceptable que la défaite ou l'abdication des insurgés, plutôt que la recherche d'accords avec eux.
Cette guerre a également été très longue car, avec la fin de la Guerre Froide et la perte du soutien politique et financier international aux guérillas dans de nombreuses parties du monde, en Colombie, ces groupes ont trouvé dans le commerce des cultures illicites, d'abord, et du narcotrafic ensuite, le combustible nécessaire pour continuer la guerre avec des ressources propres. Le narcotrafic a injecté une capacité opérative aux acteurs armés, et également à la contre-insurrection souvent soutenue par des membres des institutions de l'état. Mais à la longue, cette ressource a agi au détriment de tous : Elle a dégradé les forces insurgées, corrompu l'Etat, les partis, les pouvoirs locaux et régionaux.
Le narcotrafic a fait des acteurs armés ses associés, ou ses adversaires occasionnels, et a dilué d'une certaine manière les frontières entre l'insurrection et la criminalité de droit commun. Le recours à la prise d'otage, à l'extorsion et au narcotrafic a renforcé militairement les guérillas, il les a rendues plus opulentes qu'aucune autre de leurs semblables dans le continent, mais il leur a enlevé tout type de légitimité dans l'action et a même signifié pour elles l'opprobre d'une grande partie de la population. L'arrogance militaire qu'ils montraient dans la prise des villages ou dans le contrôle des routes (avec les "pêches miraculeuses") allait de concert avec leur impuissance à élargir leur audience. On en est arrivé à un noeud coulant. En se prolongeant et en se dégradant, notre guerre a été une guerre qui s'est retrouvée avec de plus en plus d'armes et de ressources, mais avec de moins en moins de reconnaissance de la société.
Si cette guerre a duré longtemps, c'est aussi parce que les forces insurgées ont mis trop longtemps à reconnaître que le pays, l'Amérique Latine et le monde avaient changé, et donc que c'était déjà une guerre orpheline, qui n'avait plus de protecteur vers qui se tourner suite à la chute de tous les modèles révolutionnaires, au moins ceux qui lui étaient proches : les modèles soviétique, cubain, chinois, qui doivent affronter aujourd'hui d'autres problèmes de réorganisation sur la carte des jeux stratégiques mondiaux.
Les Farc sont une guérilla qui, d'une certaine manière, s'est mise à négocier la paix en dehors de son temps : Quand les cadres normatifs internes et externes surveillent et restreignent beaucoup plus l'action insurrectionnelle, quand la tolérance sociale à la violence – et à la violence politique particulièrement – a diminué notablement dans tout le continent, et quand Cuba, qui avait inspiré les mouvements révolutionnaires, est en train de chercher les chemins pour sortir de l'isolement et négocier une nouvelle relation avec les Etats-Unis, imposant également une nouvelle relation entre l'ile et le reste du continent. La négociation interne de la Colombie coïncide avec la fin de la relation la plus asymétrique et injuste entre états dans la région : La relation Etats-Unis / Cuba.
La guerre colombienne est si longue et ses transformations ont été si denses au cours des décennies, que les cadres normatifs et les contextes qui ont accompagné son origine, sont très éloignés de ceux qui dominent aujourd'hui au moment de négocier. Un pays et une insurrection, habitués à négocier depuis le XIXème siècle sur la base de l'horizon récurrent des amnisties, se heurtent aujourd'hui à des exigences internationales et à des demandes des victimes et de la société qui, par moment, ont rendu très imprévisible le résultat. Que la Colombie soit ainsi entrée dans la phase finale pactée de la confrontation est donc, à l'heure actuelle, un triomphe de la démocratie pour le monde, qui fera de la Colombie, un des référents les plus récents et laborieux en matière de résolution des conflits armés internes. La Colombie est observée aujourd'hui comme exemple des complexités de la guerre, et également, comme exemple des complexités de la négociation.
Nous avons tant tardé à en arriver là car, pour beaucoup et de différentes manières, il a été possible de vivre avec cette guerre dans une relative tranquillité. Malgré l'énorme quantité de victimes, elle a été vécue comme une guerre étrangère, éloignée des centres de pouvoir politique et économique, ancrée dans les périphéries, éloignée socialement pour les habitants des villes. Ce fut, pour une grande partie, un conflit armé de morts anonymes, de morts paysans, de tragédies rurales. Le citoyen lambda a perdu la capacité de stupéfaction face aux bulletins d'information et aux pages des journaux qui enregistraient les vicissitudes de la guerre comme de simples nouvelles judiciaires. Au vu de sa localisation périphérique et de son inhabituelle longévité, il s'est produit une habitude perverse de la guerre : Si l'économie n'allait pas mal, ou pas trop mal, quelle importance que le pays continue à se vider de son sang ? Si cela n'altérait pas le modèle de développement dominant, si cela contribuait même à le maintenir, si cela ne défiait pas les modes de régulation sociale : Pourquoi s'inquiéter ? Dans l'ombre de la guerre, de nombreuses affaires (armes, drogues, spoliation) prospéraient et, pour certains, pas forcément criminels, tout cela était bien pratique.
C'est seulement quand la guérilla s'est installée ou s'est approchée de territoires économiquement importants, et que leurs fronts armés sont devenus une menace réelle pour les milieux citadins, que l'on a pris conscience de la marginalité politique et sociale trompeuse que l'on attribuait à la guerre.
Abandonnées à leur sort, les périphéries ont paradoxalement commencé à être reconnues quand les niveaux de violence en leur sein sont devenues une menace pour le centre. Mais que l'indifférence soit rompue ne signifiait pas que l'on en arrive à un soutien militant pour la paix. Les faits de guerre eux-même peuvent être un argument pour la continuation de la guerre ou un argument pour construire une solution négociée.
Des défis pour la paix
Notre enthousiasme lié à la cessation négociée du conflit armé interne reste en alerte, nous devons rester sur le qui-vive et ne pas défaillir dans ce projet collectif pour ne pas attribuer à la paix des impacts négatifs qui ne lui correspondent pas. A ce propos, l'analyste et ex-ministre des Affaires Etrangères d'Israël, Shlomo Ben Ami, nous avertit : "La guerre, ce sont les guerriers qui la font. La paix, c'est la société qui la fait". Et, à la société, cette tâche lui prendra beaucoup de temps.
Parmi les nombreux défis, l'exclusion politique et sociale est sans aucun doute un des plus notoires. Argument à l'origine du conflit armé, elle a partiellement trouvé un écho dans le discours participatif de la Constitution de 1991, mais ce qui est établi dans la norme n'atteint pas l'ensemble de la société et le quotidien de l'exercice de la politique. Dans les deux sphères du social et du politique, la diversité et l'opposition sont encore comprises comme des facteurs de dissociation et non comme des valeurs substantielles du débat démocratique. La négation de l'interlocuteur, la disqualification des personnes et de leurs demandes, l'élimination physique de l'adversaire, sont des pratiques qui, de manière continue et historique ont remplacé la confrontation des arguments, la délibération et le respect des règles et des décisions démocratiques. C'est pourquoi l'assujettissement aux règles démocratiques ne doit pas seulement être exigé pour ceux qui ont pris les armes, mais aussi pour ceux qui exercent la politique. Tant que n'apparaitront pas des transformations de la forme d'aborder l'exercice politique, la menace de reprendre ou de brandir les armes pour s'opposer aux décisions institutionnelles ne cessera pas.
Le chemin qui s'ouvre avec la paix négociée, c'est une possibilité d'élargissement de la démocratie, une ampliation que beaucoup craignent. Il y a même qui affirme "préférer une guerre connue à une paix inconnue" face à la peur d'une transformation politique ou économique drastique ou défavorable à ses intérêts. Mais ce dont ils ne se sont pas encore rendu compte, c'est que cette transformation n'incombe plus au pouvoir des armes, mais à celui des urnes. Ce pouvoir n'incombera plus à la force des armées mais à la créativité de toute la société.
Pendant des décennies, le conflit était également devenu une excuse, tant sur le plan politique que sur le plan social, pour ne pas affronter les problèmes de société qui excédaient de beaucoup l'affrontement armé. La paix avec les Farc au niveau militaire est aujourd'hui une véritable possibilité et c'est un énorme succès dont nous devons être conscients, comme nous devons être conscients que l'iniquité, le recours à la violence, l'appareil précaire de la justice, les bas niveaux de participation, la pauvreté, la corruption, l'incrédulité de la classe politique, sont des questions en suspens qui excèdent ce qui a été traité à La Havane. Les Farc n'ont pas été à l'origine de tous nos maux, de la même manière que leur disparition en tant qu'acteur armé ne marquera pas la fin de toutes nos douleurs. La paix rêvée est loin. Mais le chemin pour arriver jusqu'à elle se distingue plus clairement quand il n'est pas plein de morts.
Traduction : C.Marchais
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