Il y a 8 ans, l'artiste colombien Iván Argote est entré dans une boutique de "toiles mexicaines" à Madrid et il a acheté des mètres de tissu. Il a ensuite confectionné plusieurs ponchos et décidé d'en habiller les statues des rois espagnols qui avaient participé à la Conquête et la Colonisation de l'Amérique. La police l'a arrêté mais elle n'a pas pu le retenir longtemps parce qu'il n'avait ni "vandalisé", ni détruit les sculptures.
A Bogotá, il a fait plusieurs interventions du même type. Dans le Parque Nacional, il s'est emparé de la statue de Francisco Orellana, le conquistador qui a "découvert" l'Amazone, et il l'a recouvert de miroirs pour que l'on y voit le reflet des arbres du parc et non l'image du colonisateur. Il explique : "Je ne comprends pas pourquoi il n'y a pas une seule statue des indigènes ou un monument pour les peuples de l'Amazonie". Aujourd'hui, les photos de ces interventions sont dans les collections du Musée National d'Art Moderne, à Paris, au Centre Pompidou.
Titre de l'oeuvre : "Touriste. Le roi Charles III d'Espagne". 2013
"L'action des Mizak m'a impactée. Ils ont déboulonné une idée coloniale" dit cette artiste, conservatrice du patrimoine. "C'est la rébellion contre une image de la domination. L'artiste colombien Nelson Fory a lui aussi travaillé dans ce sens. A Carthagène des Indes, il s'est chargé de mettre des perruques afros aux statues de Bolívar, Pedro de Heredia et d'autres héros de l'indépendance, pour protester contre l'exclusion raciale".
L'artiste Nelson Fory est lui aussi intervenu sur des statues historiques
"La vidéo des indigènes Misak peut être regardée comme une "performance". C'est un signe de protestation et la chute d'une image de l'abus et de la soumission. Cette discussion dure depuis des années. A Barcelone, ils ont pensé enlever la statue de Christophe Colomb; au Pérou, celle de Pizarro. La statue de Belalcázar est sur un site sacré et ils ne devraient pas la remettre encore une fois dans le même lieu : c'est un défi pour les indiens et ils n'auront de cesse de la faire chuter. Elle devrait aller dans un musée fermé, historique, à Popayán" explique Beatriz González.
"C'est une action symbolique très importante en Amérique Latine. Mais vraiment très importante. Parce que c'est le premier symbole d'un malaise qui a cinq siècles ou plus. Une action très courageuse qui peut être le début d'une étape de dignification pas seulement pour les cultures arborigènes andines, mais pour toutes celles d'Amérique. De plus, qu'ils aient auparavant fait un jugement, me parait très intelligent. Qu'ils l'aient traité de génocidaire, esclavagiste et voleur de terres, n'est que justice".
Pour l'artiste Nohemi Pérez, ce qu'ont fait les indigènes est loin d'être du vandalisme. Elle le voit comme une performance réalisée par la communauté qui cherche à réécrire son histoire. "Et ce qui est intéressant, c'est qu'ils l'ont fait eux-mêmes, pas les artistes" affirme-t-elle. "L'histoire nous a toujours vendu que les conquistadors étaient venus nous "civiliser", mais en fait ils ont exterminé des cultures. La statue représente cette histoire, ce héros qui est arrivé pour nous apporter une nouvelle langue, qui nous a conquis". Pérez ne considère pas que l'on doive maintenant tout déboulonner, mais elle définit l'action des Mizak comme un acte de droit : Les indigènes réclament la position qui leur correspond dans la société.
Pour Carlos Jacanamijoy, il s'agit d'un appel à un dialogue qui n'a jamais eu lieu. Il ne s'agit pas d'un acte qui doive être jugé ou regardé comme une action violente. "L'acte de violence, c'est celui qu'ont fait ces messieurs qui sont là dans les statues, c'est ce que représente la statue" affirme-t-il. "Je crois que, au delà de faire tomber les statues, il s'agit aussi de raconter l'histoire bien racontée. Que je me souvienne, depuis que je suis entré à la maternelle, on ne nous a pas raconté l'histoire comme il se doit. C'est une revendication qui dure depuis plus de cinq cents ans. Ce qu'ont fait les Misak, c'est l'envoi d'un message au monde".
D'autres points de vue...
Mauricio Uribe, expert en affaires patrimoniales
Ex-directeur de l'Institut du Patrimoine Culturel de Bogotá, Mauricio considère que trois regards peuvent être posés pour qualifier cet acte : le considérer comme un acte de justice historique, comme un acte de vandalisme ou bien comme une "performance" artistique. "Je crois que c'est une réaction à la situation très complexe du pays et du département du Cauca. Ce qui s'est passé, c'est une alerte sur les désirs et les besoins de la communauté indigène du Cauca. Mais je crois aussi qu'il est délicat de juger l'histoire avec les yeux d'aujourd'hui. Alors, il faut réfléchir. Ce qui s'est passé est une immense opportunité pour faire un grand dialogue interculturel. Je crois que ce qui devrait se passer là-bas dans un futur proche, c'est que l'on pense ce lieu comme un espace de dialogue qui représente vraiment ce que nous sommes, nous colombiens, c'est à dire un amalgame culturel".
M.Uribe considère pourtant que les images sont "très fortes", qu'il s'agit de renverser une sculpture qui a été là pendant 80 ans. "Il semblerait d'après ce que j'ai compris, qu'il n'était pas prévu que cette sculpture soit dans ce lieu. Donc, c'est de là aussi que commencent les problèmes. Nous devons penser non pas à changer l'histoire, mais à la manière de la raconter".
Maria Belén Saénz de Ibarra, directrice du Patrimoine de l'Université Nationale
"C'est une action pleine de sens d'un point de vue mémoriel. Aujourd'hui, on considère que ce n'est pas seulement en érigeant un monument que l'on peut configurer la mémoire : la commémoration se traduit aussi en détruisant les monuments réalisés dans le passé à partir de la vision de l'histoire officielle, autoritaire, qui s'écrit d'en haut et qui s'impose comme la vérité. Ainsi donc, il est légitime de les détruire ou d'altérer leur matérialité. On l'a vu dans le monde entier. C'est un outil auquel ont recours les citoyens pour participer au tissage de l'histoire, c'est une manière démocratique de s'intégrer à la construction de cette mémoire. C'est ce que l'historienne Mechtild Widrich appelle des "monuments performatifs", qui sont dans l'espace public et dont la commémoration se réalise à travers les gestes des gens, dont l'enregistrement circule ensuite dans les réseaux et les médias, et qui l'incorpore à la vie sociale. Ce sont des actes pacifiques de l'expression démocratique. Les monuments doivent être re-signifiés si c'est nécessaire, parce que c'est ce dont il s'agit avec la mémoire : c'est un processus où on regarde toujours le passé à partir du présent, ici et maintenant, pour réécrire l'Histoire et changer ou arrêter l'injustice de l'oppression, par les voix de ceux qui, trop souvent, ont été baillonnés, comme c'est ici, le cas des indigènes. Ce sont des actes de libre exercice politique d'une communauté".
Carmen Vásquez, ministre de la Culture
"Les monuments publics sont un musée ouvert, qui appartient à toute la communauté et qui sont des oeuvres d'art auxquelles nous avons tous un accès gratuit. Ils font partie du patrimoine culturel meuble de la Nation et c'est pourquoi nous avons le devoir de les protéger et les conserver. Le Ministère de la Culture, garant de la politique publique de protection et de sauvegarde du patrimoine matériel et immatériel de notre pays, lamente et rejette les actes violents perpétrés contre la statue de Sebastián de Belálcazar dans la Ville de Popayán. Nous avons donc communiqué au Maire de Popayan que nous l'accompagnerons dans la restauration de ce monument. Nous demandons à toute la communauté de se manifester de manière pacifique sans affecter le patrimoine culturel de la Nation".
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