samedi 16 novembre 2019

L'enfer et le coup d'état en Bolivie.


Par Marco Teruggi
Source : Telesur

"Tu pars et je reste dans cet enfer" a déclaré le chauffeur de taxi lorsqu'il m'a quitté à l'aéroport d'El Alto au petit matin, sous une pluie verglaçante, après avoir fait des détours dans les labyrinthes d'une ville insurgée. Ce n'est pas une métaphore : le premier jour, lundi, était apocalyptique.

C'étaient des dizaines de pâtés de maison entourés de fils barbelés, des groupes avec des bâtons à chaque coin de rue, des colonnes qui venaient de différents districts, des foules avec des barres de fer, des pierres, des frondes, des commissariats de police en flammes. De la rage, tant de rage que j'en ai rarement entendue autant dans ma vie. Et du sang, beaucoup de sang sur le sol, dans les vidéos, dans les mots.

Depuis ce lundi, les drapeaux Whipalas sont dans toutes les rues d’El Alto et descendent jour après jour vers La Paz. Chaque nuit, il y a des veillées, des incendies, une décision inébranlable : ils ont activé la mémoire historique, la mémoire aymara antique et aussi la mémoire récente du soulèvement de 2003, où soixante personnes ont été tuées. "Mesa, bâtard, Octobre n'est pas oublié" : voilà le souvenir de El Alto contre les balles et pour la démission d'un gouvernement.

Ceux qui dirigent le coup d’état ont commis une erreur si profonde qu’il n’y a plus de mise en scène conciliatrice permettant d’arrêter l’escalade qui monte des quatre coins du pays vers la ville de La Paz, centre du pouvoir politique. Plusieurs demandes croisées qui convergent vers un ennemi commun synthétisé en quatre parties: Fernando Camacho, Carlos Mesa, Jeanine Añez et la Police nationale bolivienne.

La principale exigence est la démission d'Añez, qui s'est autoproclamée. Et au vu du caractère excluant et anti-autochtone du coup d'État, les revendications se condensent avec radicalité pour dénoncer le manque de respect des Whipalas et les agressions contre les femmes qui utilisent des jupes bouffantes, c'est-à-dire les autochtones.

Ces trois slogans reviennent dans chaque mobilisation qui arrive à La Paz depuis El Alto, avec les habitants de cette ville, ceux des hauts plateaux, des tropiques, des mines et des forêts, les yungas. Ils arrivent par l'avenue El Prado jusqu'à la Plaza Murillo, le lieu où le coup d'État s'est matérialisé concrètement et symboliquement.

Les auteurs du coup d'État se sont trompés et ont déclenché une réaction à un tel niveau, que cela ne faisait pas partie de leurs plans. La première réaction à l'escalade a été celle des forces armées boliviennes (FAB) qui ont envahi les rues en installant un état de siège de facto. Des avions militaires, des hélicoptères, des chars équipés maintenant du whipala ont commencé à circuler à La Paz, à El Alto, sur les routes du pays.

Quel est le plan de ceux qui ont conduit le renversement du gouvernement ? C'est la question centrale. Il y aurait trois étapes. La première, réalisée, consistait à renverser le gouvernement dirigé par Evo Morales et Álvaro García Linera. La deuxième, partiellement consommée, à construire une fiction institutionnelle concrétisée par l'auto-proclamation d'Añez, la nomination de ministres et d'officiers supérieurs de l'armée et de la police.

Cette deuxième étape a un point non résolu : le pouvoir législatif, bicaméral, est aux mains du Mouvement pour le socialisme (MAS) qui détient la majorité des deux tiers et élit de nouvelles présidences. L'architecture du coup d'état doit résoudre ce problème : soit annuler le pouvoir législatif par un coup d'Etat consommé, soit rechercher un accord avec le MAS.

Cet accord concerne la troisième étape, l’appel aux élections. La stratégie du coup d'Etat semble avoir envisagé cette solution depuis le départ : ce n'est pas un coup d'Etat qui proclame un commandant général ou une junte pour une durée indéterminée, mais qui cherche plutôt à se présenter comme constitutionnel en promettant des élections dans un délai bref.

Cela signifie donc ouvrir la voie électorale en ayant réuni les conditions nécessaires pour cette date. Ils ont commencé à chercher à les réunir avant le renversement de Morales, avec les persécutions, les meurtres, les massacres, auxquels s'ajoutent désormais les détentions dans le cadre d'une violation de l'état de droit et une l'impunité absolue. Le ministre de l'intérieur nommé par "l'auto-proclamée" l'a dit clairement : la "chasse à l'homme" a commencé.

Plusieurs points ne sont pas encore résolus et l'évolution dépendra, entre autres facteurs, de la pression dans les rues, ainsi que de la stratégie politique et parlementaire du MAS. Une des questions est de savoir si le plan du coup d'Etat - hétérogène et en conflit interne - cherchera à interdire le MAS ou à lui permettre de se présenter aux élections tout en persécutant ses cadres et ses dirigeants.

L'autre question centrale est : quelle est la stratégie de résistance au coup d'état ? On trouve quelques réponses dans la manière dont s'est développée l'affrontement pour faire face à l'escalade golpiste. Avec un manque de clarté de commandement pour réussir à ordonner un schéma articulé, en particulier ces derniers jours. Les mobilisations massives dans la phase de l'escalade ont reporté le résultat sans pouvoir l'arrêter, tandis que les piliers intérieurs du soutien au gouvernement se sont effrités jusqu'à arriver aux Forces Armées Boliviennes (FAB).

Il y a eu des appels à la mobilisation d'Evo Morales sans effets immédiats et coordonnés, avec une perte de la rue au moment de l'assaut final. Répondre à la question implique de se demander, au delà des rythmes internes des mouvements, où en était le processus de changement à l'heure du coup d’État.

On peut en voir un exemple avec la situation à El Alto, où la principale organisation, la Fédération des Conseils de Voisins (Fejuve), s’est scindée en deux : l’une liée au gouvernement, l’autre en opposition, et avec la mairie aux mains de l’opposition. Mercredi, un conseil s'est réuni pour tenter de former une nouvelle direction unifiée - les précédentes étant fortement remises en question - mais cet objectif n'est pas encore atteint.

Il y a trois aspects centraux. D'abord, que le personnage d'Evo Morales, sa défense et son retour, n'est pas une exigence fédératrice, du moins pour le moment. Deuxièmement, que les dirigeants des mouvements subissent, dans de nombreux cas, des situations d'usures et de divisions. A El Alto, cela se traduit par une grande puissance et une forte radicalité qui manque, pour le moment, d'une ligne et d'une direction capable de conduire le mouvement.

Troisièmement, élaborer une stratégie qui articule, dans le cadre d'un plan commun, les mouvements (comme ceux qui font partie de la Coordination Nationale pour le Changement), la Centrale syndicale des travailleurs boliviens (COB) et l'espace parlementaire. C'est une tâche aussi essentielle que complexe. 

De nombreuses questions demeurent. Il s'agit de l'offensive d'un coup d'État qui a besoin de se consolider, qui mesure les réponses face à la répression et à la militarisation du pays et qui bénéficie du soutien central de la grande majorité des médias du pays. 

La censure de l'information en Bolivie est excellente, chaque personne interviewée remercie la presse internationale d'être là. Les journalistes boliviens qui ne s'alignent pas sur le coup d'État sont menacés chez eux, au téléphone et au travail. La ministre de la Communication de facto a annoncé qu'elle persécuterait les "journalistes et pseudo-journalistes" pour "sédition". Chaque dictature a besoin de moyens qui reproduisent le récit. Besoin aussi d'une chape de silence.

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Vendredi après-midi: des images arrivent du massacre à Cochabamba, il y a cinq morts jusqu'à présent. 

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Nous sommes dans la phase offensive du coup d’État, où les répressions, les persécutions et les meurtres sont accélérés et massifiés. Il y a beaucoup de camarades menacé.e.s, dans des ambassades, avec un état d'exception sans autre loi que celle dont le coup d'État a besoin en ce moment central.

Son objectif est de décapiter, décimer et diviser les forces du processus de changement et d'empêcher l'unification d'un front de résistance ainsi que l'articulation d'une alternative électorale à venir.

"Vous partez, je reste dans cet enfer", je le répète, en vérifiant les dates et en me demandant ce qui va se passer samedi au Venezuela, d'où j'écris ces lignes. La droite a annoncé des mobilisations et, on le sait, l'enjeu n'est pas Juan Guaidó, mais ceux qui sont aux commandes des stratégies et des finances, au Venezuela comme en Bolivie, et à l'échelle continentale où ils sont en phase offensive.

Ce qui se passe dans le pays d'où Evo Morales a dû partir en recherche d'asile n'est pas un événement isolé, c'est un projet en développement pour plusieurs pays. L'enfer est une carte qu'ils nous ont réservée.

Traduction : CM



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