Par
Eduardo Galeano
Source : Servindi
Le 12 octobre 1492, le
capitalisme a découvert l'Amérique. Christophe Colomb, financé par les rois
d'Espagne et les banquiers de Gênes, a apporté la nouveauté aux îles de la mer
Caraïbe. Dans son journal de la Découverte, l'Amiral a écrit 139 fois le mot
"OR" et 51 fois le mot "DIEU" ou "Notre
Seigneur".
Il ne cessait de regarder la
beauté de ces plages et le 27 novembre, il prophétisa : Toute la chrétienté
fera des affaires avec elles. Et il ne s'est pas trompé. Colomb a cru qu'Haiti
était le Japon et que Cuba était la Chine, et il a cru que les habitants de la
Chine et du Japon étaient les indiens de l'Inde. Il ne s'est pas trompé.
Au bout de cinq siècles
d'affaires lucratives pour toute la chrétienté, un tiers des forêts américaines
a été annihilé, cela rend stérile cette terre qui était si fertile et plus de
la moitié de la population ne mange pas à tous les repas. Les indiens, victimes
de la plus gigantesque spoliation de l'histoire universelle, continuent à
souffrir l'usurpation des derniers restes de leurs terres, et à être condamnés
à la négation de leur identité différente. On continue à leur interdire de
vivre à leur manière, on continue à leur nier le droit à être. Au début, la
spoliation et l'élimination de l'autre ont été exécutés au nom du Dieu du ciel.
Maintenant, elles ont lieu au nom du dieu du Progrès.
Pourtant, dans cette identité
interdite et méprisée, certaines clefs de l'autre Amérique possible brillent
encore.
L'Amérique, aveugle de racisme,
ne les voit pas.
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Le 12 octobre 1492, Christophe
Colomb a écrit dans son journal qu'il voulait emmener quelques indiens en
Espagne pour qu'ils apprennent à parler. Cinq siècles plus tard, le 12 octobre
1989, dans une cour de justice des Etats-Unis, un indien mixtèque a été
considéré retardé mental ("mentally retarded") parce qu'il ne parlait
pas correctement la langue espagnole. Ladislao Pastrana, mexicain de Oaxaca,
journalier illégal dans les campagnes de Californie, allait être enterré à vie
dans un asile public. Pastrana ne s'entendait pas avec l'interprète espagnole
et le psychologue diagnostiqua un handicap intellectuel évident. Finalement,
les anthropologues ont éclairci la situation : Pastrana s'exprimait
parfaitement dans sa langue, la langue mixtèque, que parlent les
indiens héritiers d'une haute culture qui a plus de deux mille ans
d'ancienneté.
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Au Paraguay, on parle guaraní. C'est un cas unique
dans l'histoire universelle : La langue des indiens, la langue des vaincus, y
est la langue nationale unanimement parlée. Et pourtant selon les sondages, la
majorité des paraguayens considère que ceux qui ne comprennent pas l'espagnol sont
comme des animaux.
Sur deux péruviens, il y a un
indien, et la Constitution du Pérou dit que le quéchua est une langue
officielle comme l'espagnol. La Constitution le dit, mais la réalité ne l'entend
pas. Le Pérou traite les indiens comme l'Afrique du Sud traite les noirs.
L'espagnol est l'unique langue enseignée dans les écoles et la seule comprise
par les juges, les policiers et les fonctionnaires (L'espagnol n'est pas
l'unique langue de la télévision, parce que la télévision parle aussi
l'anglais). Il y a cinq ans, les fonctionnaires du Registre Civil des Personnes
de la Ville de Buenos Aires ont refusé d'inscrire la naissance d'un enfant. Les
parents, indigènes de la province de Jujuy, voulaient que leur fils s'appelle
Qori Wamancha, un nom de leur langue. Le Registre argentin ne l'a pas accepté
en le considérant comme un nom étranger.
Les indiens des Amériques vivent
en exil sur leurs propres terres. La langue n'est pas un signe d'identité mais
une marque de malédiction. Elle ne les distingue pas, elle les dénonce. Quand
un indien renonce à sa langue, il commence à se civiliser... A se civiliser ou
à se suicider ?
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Quand j'étais enfant, dans les
écoles en Uruguay, on nous enseignait que le pays avait été sauvé du problème
indigène grâce aux généraux qui dans le siècle précédent exterminèrent les
derniers charrúas (Voir le très bon documentaire de Dario Arce Asenjo sur
le groupe des 4 charrúas emmenés en France en 1833).
Le problème indigène : Les
premiers américains, véritables découvreurs de l'Amérique, sont un problème. Et
pour que le problème cesse d'être un problème, il est nécessaire que les
indiens cessent d'être indiens. Les effacer de la carte ou effacer leur âme,
les annihiler ou les assimiler : Le génocide ou la disparition de l'autre.
En décembre 1976, le ministre de
l'intérieur du Brésil annonça triomphalement que le problème indigène serait
complètement résolu à la fin du vingtième siècle : Tous les indiens seraient
alors dûment intégrés à la société brésilienne et ils ne seraient plus indiens.
Le ministre expliqua que l'organisme officiellement chargé de leur protection
(la FUNAI, Fondation Nationale de l'Indien) aurait la mission de les civiliser,
c'est à dire : la mission de les faire disparaître. Les balles, la dynamite,
les cadeaux de viande empoisonnée, la pollution des fleuves, la dévastation des
forêts et la diffusion des virus et bactéries inconnus des indiens, ont
accompagné l'invasion de l'Amazonie par les entreprises à la recherche des
minéraux, du bois et de tout le reste. Mais l'offensive longue et féroce n'a
pas suffit. La domestication des indiens survivants, qui cherche à les sauver
de la barbarie, est aussi une arme indispensable pour enlever les obstacles du
chemin de la conquête.
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Tuer l'indien et sauver l'homme, c'était le conseil du pieux colonel nord-américain Henry Pratt. De nombreuses années plus tard, le romancier péruvien Mario Varga Llosa explique qu'il n'y a pas d'autre remède aujourd'hui que celui de moderniser les indiens, même s'il faut sacrifier leurs cultures, pour les sauver de la faim et de la misère.
Le salut condamne les indiens à travailler du matin au soir dans les mines et les plantations, contre des salaires qui ne permettent pas d'acheter une boite de nourriture pour chiens. Sauver les indiens, c'est aussi briser leurs refuges communautaires et les jeter dans les réservoirs de main d'oeuvre bon marché au milieu des rues violentes des villes, où ils changent de langue, de nom et d'habits pour finir mendiants, ivrognes et putes dans les bordels. Ou sauver les indiens, c'est leur mettre un uniforme et les envoyer, fusil à l'épaule, tuer d'autres indiens ou mourir en défendant le système qui les refuse. Finalement, les indiens sont de la bonne chair à canon : Sur les 25.000 indiens nord-américains envoyés à la deuxième guerre mondiale, 10.000 sont morts.
Le 16 décembre 1492, Colomb l'avait
annoncé dans son journal : Les indiens servent pour qu'on leur commande et
fasse travailler, semer et faire tout ce qui est nécessaire et qu'ils
construisent des villes et qu'on leur apprenne à être habillés et à vivre selon
nos coutumes. Une prise d'otage des bras, un vol des âmes : Pour nommer cette
opération, dans toute l'Amérique, on utilise depuis le temps des Colonies, le
mot "réduire". L'indien sauvé est l'indien réduit. On réduit jusqu'à
disparaître : vidé de soi, on est un non-indien, et on est personne.
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Le Chaman des indiens chamacocos du
Paraguay chante aux étoiles, aux araignées et à Totila la folle qui se promène
dans les forêts et pleure.
Il chante ce que raconte le
martin pécheur :
N'aie pas faim, n'aie pas
soif.
Monte sur mes ailes et nous
mangerons les poissons du fleuve et nous boirons le vent.
Et il chante ce que raconte le
brouillard :
Je viens tailler la gelée pour
que ton peuple n'ait pas froid.
Et il chante ce que racontent les
chevaux du ciel :
Selles-nous et partons à la
recherche de la pluie.
Mais les missionnaires d'une
secte évangélique ont obligé le chaman à laisser ses plumes, ses crécelles et
ses cantiques, qui seraient œuvre du Diable. Et il ne peut plus soigner les
morsures de vipère, ni appeler la pluie aux temps de la sécheresse, ni voler
sur la terre pour chanter ce qu'il voit. Dans un entretien avec Ticio Escobar,
le chaman dit : J'ai arrêté de chanter et je suis tomber malade. Mes rêves ne
savent pas où aller et ils me tourmentent. Je suis vieux, je suis mal.
Finalement, à quoi cela a servi de renier ce qui est mien ?
Le chaman le dit en 1986. En
1614, l'archevêque de Lima avait ordonné que soient brûlées toutes les quenas et autres
instruments de musique des indiens, il avait interdit toutes leurs danses,
chants et cérémonies pour le démon ne puisse pas continuer à exercer ses ruses.
Et en 1625, le médiateur du Tribunal Royal du Guatemala avait interdit les
danses, les chants et les cérémonies des indiens, sous peine de 100 coups de
bâton, parce qu'ils maintiennent un pacte avec les démons.
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Pour priver les indiens de leur
liberté et de leurs biens, on enlève aux indiens leurs symboles d'identité. On
leur interdit de chanter, de danser et de rêver à leurs dieux, alors qu'ils ont
été chantés, dansés et rêvés par leurs dieux au jour lointain de la Création.
Depuis les religieux et les fonctionnaires du royaume colonial, jusqu'aux
missionnaires des sectes nord-américaines qui pullulent aujourd'hui en Amérique
Latine, on crucifie les indiens au nom du Christ : Pour les sauver de l'enfer,
il faut évangéliser ces païens idolâtres. On utilise le Dieu des chrétiens
comme couverture du saccage.
L'Archevêque Desmond Tutu en
parlait à propos de l'Afrique, mais cela vaut aussi pour l'Amérique :
- Ils sont venus. Ils avaient la
Bible et nous avions la terre. Et ils nous ont dit : "Fermez les yeux et
priez". Et quand nous avons ouvert les yeux, ils avaient la terre et nous,
nous avions la Bible.
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Les docteurs de l'Etat moderne,
par contre, préfèrent la couverture de l'éducation : pour sauver les indiens
des ténèbres, il faut civiliser les barbares ignorant. A l'époque et
aujourd'hui, le racisme convertit la spoliation coloniale en acte de justice.
Le colonisé est un sous-homme, capable de superstition mais incapable de
religion, capable de folklore mais incapable de culture : Le sous-homme mérite
un traitement sous-humain, et son manque de valeur correspond au prix bas des
fruits de son travail. Le racisme légitime le pillage colonial et néocolonial,
tout au long des siècles et des différents niveaux de ses humiliations
successives.
L'Amérique Latine traite ses
indiens comme les grandes puissances traitent l'Amérique Latine.
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Gabriel René-Moreno a été le plus
prestigieux historien bolivien du siècle passé. De nos jours, une des
universités boliviennes porte son nom. Ce héros de la culture nationale croyait
que les indiens sont des ânes et qu'ils engendrent des mules quand ils sont
croisés avec la race blanche. Il avait pesé le cerveau indigène et le cerveau
métis, qui selon sa balance pesait entre 5, 7 et 10 onces de moins que le
cerveau de race blanche. Et donc ils les considéraient incapables au niveau
cellulaire de concevoir la liberté républicaine.
Le péruvien, Ricardo Palma,
contemporain et collègue de Gabriel René-Moreno, a écrit que les indiens sont
une race abjecte et dégénérée. Et l'argentin Domingo Faustino Sarmiento faisait
ainsi l'éloge de la longue lutte des mapuches pour
leur liberté : Ils sont plus indomptables, c'est à dire que ce sont des animaux
plus rétifs, moins aptes à la Civilisation et à l'assimilation européenne.
Le racisme le plus féroce de
l'histoire latino-américaine se trouve dans les paroles des intellectuels les plus
célèbres de la fin du 19ème siècle et dans les discours des politiques libéraux
qui ont fondé l'Etat moderne. Quelquefois, ils étaient d'origine indienne,
comme Porfirio Díaz, auteur de la modernisation capitaliste au Méxique, qui a
interdit aux indiens de marcher dans les rues principales des villes et de
s'asseoir sur les places publiques s'ils ne changeaient pas les caleçons de
coton pour le pantalon européen et les sandales pour des chaussures.
C'était le temps de
l'articulation au marché mondial dirigé par l'empire britannique et le mépris
scientifique pour les indiens accordait l'impunité au vol de leurs terres et de
leurs bras. Le marché exigeait du café, prenons cet exemple, et le café
exigeait plus de terres et plus de bras. Alors, continuons l'exemple, le
président libéral du Guatemala, Justo Ruffino Barrios, un homme progressiste,
rétablissait le travail forcé de l'époque coloniale et offrait à ses amis les
terres des indiens et quantité de main d'oeuvre indienne.
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Le racisme s'exprimait avec une
plus de férocité aveugle dans des pays comme le Guatemala où les indiens
continuent à représenter une large majorité malgré les vagues fréquentes
d'extermination.
De nos jours, il n'y a pas de
main d'oeuvre moins mal payée : Les indiens mayas reçoivent 65 centimes de
dollar pour couper un quintal de café ou de coton, ou une tonne de canne à
sucre. Les indiens ne peuvent pas planter de maïz sans permis militaire et ne
peuvent pas se déplacer sans permis de travail. L'armée organise le recrutement
massif de bras pour les semences et les récoltes d'exportation. Dans les
plantations, on utilise des pesticides cinquante fois plus toxiques que le
niveau maximal toléré : le lait des mères est le plus contaminé du monde
occidental. Felipe, le frère cadet de Rigoberta Menchu, et sa meilleure amie,
Maria, sont morts dans l'enfance à cause des pesticides envoyés depuis les
avions. Felipe est mort en travaillant dans le café. Maria, dans le coton. A
coups de machettes et de balles, l'armée en a finit ensuite avec le reste de la
famille de Rigoberta et tout les autres membres de sa communauté. Elle a
survécu pour le raconter.
Avec une joyeuse impunité, on reconnait
officiellement qu'entre 1981 et 1983, 440 villages indigènes ont été effacés de
la carte tout au long d'une campagne intense d'annihilation qui a assassiné ou
fait disparaître des milliers d'hommes et de femmes. Le nettoyage de la sierra,
par la terre brûlée, a également coûté la vie d'une quantité innombrable
d'enfants. Les militaires guatémaltèques ont la certitude que le virus de la
rébellion se transmet par les gènes.
Une race inférieure, condamnée
au vice et à l'oisiveté, incapable d'ordre de progrès, mérite-t-elle
mieux ? La violence institutionnelle, le terrorisme d'Etat, s'occupe de
disperser les doutes. Les conquistadores n'utilisent plus d'armures en fer, ils
revêtent les uniformes de la guerre du Vietnam. Et ils n'ont pas la peau
blanche : ce sont des métis honteux de leur sang ou des indiens enrôlés de
force et obligés à commettre des crimes qui les suicident. Le Guatemala méprise
les indiens, le Guatemala s'auto-méprise.
Cette race inférieure avait
découvert le chiffre zéro, mille ans avant que les mathématiciens européens
sachent qu'il existe. Et ils avaient su l'âge de l'univers, avec une précision
effarante, mille ans avant les astronomes de notre temps.
Les mayas continuent à être des voyageurs du temps.
Qu'est-ce qu'un homme sur le
chemin ? Du Temps.
Ils ignoraient que le temps,
c'est de l'argent, comme nous le révéla Henry Ford. Le Temps, fondateur de
l'espace, leur semble sacré. Comme sont sacrés sa fille, la terre, et son fils,
l'être humain. Comme la terre, et comme les gens, le temps ne peut ni
s'acheter, ni se vendre. La Civilisation continue à faire tout son possible
pour les détromper.
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Civilisation ? L'histoire change suivant la voix qui la raconte. En Amérique, en Europe et où que ce soit ailleurs. Ce qui pour les romains a été l'invasion des barbares, était une migration vers le sud pour les allemands.
Jusqu'à maintenant, ce n'est pas la voix des indiens qui a raconté l'histoire de l'Amérique. A la veille de la conquête espagnole, un prophète maya qui fut la bouche des dieux, l'avait annoncé : A la fin de l'avarice, les pieds du monde se délieront, ses mains se délieront, son visage se déliera. Et quand se déliera la bouche, que dira-t-elle ? Que dira l'autre voix, celle qui n'a jamais été écoutée ? Du point de vue des vainqueurs, qui jusqu'à maintenant a été l'unique point de vue, les coutumes des indiens ont toujours confirmé leur possession démoniaque ou leur infériorité biologique. Il en fut ainsi depuis les premiers temps de la vie coloniale.
Jusqu'à maintenant, ce n'est pas la voix des indiens qui a raconté l'histoire de l'Amérique. A la veille de la conquête espagnole, un prophète maya qui fut la bouche des dieux, l'avait annoncé : A la fin de l'avarice, les pieds du monde se délieront, ses mains se délieront, son visage se déliera. Et quand se déliera la bouche, que dira-t-elle ? Que dira l'autre voix, celle qui n'a jamais été écoutée ? Du point de vue des vainqueurs, qui jusqu'à maintenant a été l'unique point de vue, les coutumes des indiens ont toujours confirmé leur possession démoniaque ou leur infériorité biologique. Il en fut ainsi depuis les premiers temps de la vie coloniale.
Les indiens des îles caraïbes
se suicident pour refuser le travail d'esclave ? C'est par oisiveté.
Ils sont dénudés comme si le
corps était un visage ? C'est parce que les sauvages n'ont pas de honte.
Ils ignorent le droit de
propriété, ils partagent tout, et ils n'ont pas soif de richesse ? C'est parce
qu'ils sont plus parents du singe que de l'homme.
Ils se lavent avec une
fréquence douteuse ? C'est parce qu'ils ressemblent aux hérétiques de la secte
de Mahomet qui brûlent si bien dans les feux de l'Inquisition.
Ils ne frappent jamais les
enfants et les laissent aller librement ? C'est parce qu'ils sont incapables de
châtiment et de doctrine.
Ils croient dans les rêves et
ils obéissent à leurs voix ? C'est l'influence de Satan, ou de la stupidité.
Ils mangent quand ils ont faim,
et pas à l'heure de manger ? C'est parce qu'ils sont incapables de dominer
leurs instincts.
Ils aiment quand ils sentent du
désir ? C'est que le démon les pousse à répéter le péché originel.
L'homosexualité n'est pas
poursuivie ? La virginité n'a aucune importance ? C'est parce qu'ils vivent
dans l'antichambre de l'enfer.
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En 1523, le cacique Nicaragua
demanda aux conquistadors : Et votre roi, qui l'a élu ?
Le cacique avait été élu par
les anciens des communautés. Le roi de Castille avait-il été élu par les
anciens de sa communauté ? L'Amérique pré-colombienne était vaste et diverse,
elle contenait des modes de démocratie que l'Europe ne sut pas voir et que le
monde ignore encore. Réduire la réalité indigène américaine au despotisme des
empereurs incas, ou aux pratiques sanguinaires de la dynastie aztèque, équivaut
à réduire la réalité de l'Europe de la Renaissance à la tyrannie de ses
monarques ou aux sinistres cérémonies de l'Inquisition.
Dans la tradition guaraní par
exemple, les caciques sont élus par des assemblées d'hommes et de femmes, et
les assemblées les destituent s'ils ne respectent pas le mandat collectif. Dans
la tradition iroquoise, les hommes et les femmes gouvernent sur un pied
d'égalité. Les chefs sont des hommes, mais ce sont les femmes qui les ordonnent
et qui les révoquent. Ce sont elles qui, à travers le Conseil des Matrones, ont
un pouvoir de décision sur de nombreuses affaires fondamentales de l'ensemble
de la confédération. Ainsi, vers les années 1600, quand les hommes iroquois se
sont lancés dans la guerre tout seuls, les femmes ont fait la grève des amours.
Et peu de temps après, les hommes obligés à dormir seuls se sont soumis au
gouvernement partagé.
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En 1919, le chef militaire du
Panama dans les îles de San Blas, a annoncé son triomphe : Les indiennes kunas
ne s'habilleront plus avec des molas, mais avec des habits civilisés. Et il a
annoncé que les indiennes ne se peigneraient jamais plus le nez mais les joues,
comme il se doit, et qu'elles ne porteraient jamais plus d'anneaux dans le nez,
mais dans les oreilles. Comme il se doit.
Soixante ans après ce chant de
coq, les indiennes kunas continuent de nos jours à porter leurs anneaux d'or
dans leur nez peint, et à être habillées de molas, confectionnées avec plusieurs
tissus de couleur qui se croisent avec une étonnante capacité d'imagination et
de beauté : Vivantes, elles s'habillent avec leurs molas et elles s'enfoncent
dans la terre avec elles quand arrive la mort.
En 1989, à la veille de
l'invasion nord-américaine, le général Manuel Noriega a assuré que le Panama
était un pays respectueux des droits humains. "Nous ne sommes pas une
tribu" a affirmé le général.
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Entre les mains des communautés,
les techniques archaïques avaient rendu fertiles les déserts de la cordillère
des Andes. Entre les mains des grandes exploitations privées d'exportation, les
technologies modernes sont en train de convertir en déserts les terres
fertiles, dans les Andes et partout.
Il serait absurde de reculer de
cinq siècles dans les techniques de production. Mais il n'est pas moins absurde
d'ignorer les catastrophes d'un système qui comprime les hommes, rase les
forêts, viole la terre et empoisonne les fleuves pour arracher le plus gros
profit en moins de temps possible. N'est-il pas absurde de sacrifier la nature
et les gens sur l'autel du marché international ? Nous vivons l'absurde. Et
nous l'acceptons comme si c'était l'unique destin possible.
Les cultures soi-disant
primitives restent encore dangereuses car elles n'ont pas perdu leur bon sens.
Le bon sens est aussi, par extension naturelle, un sens communautaire. Si l'air
appartient à tous, pourquoi la terre doit-elle avoir un propriétaire ? Si nous
venons de la terre et que nous retournons à la terre : Tout crime commis contre
la terre ne nous massacre-t-il pas ? La terre est le berceau et la sépulture,
la mère et la compagne. On lui offre la première gorgée et la première bouchée,
on lui donne du repos, on la protège de l'érosion.
Le système méprise ce qu'il
ignore, parce qu'il ignore ce qu'il craint de connaitre. Le racisme est aussi
un masque de la peur. Que savons-nous des cultures indigènes ? Ce que nous ont
raconté les films du Far West. Et les cultures africaines, qu'en savons nous ?
Ce que nous a raconté le professeur Tarzan, qui n'y est jamais allé.
Un poète de l'intérieur de Bahia
dit : D'abord, ils m'ont volé l'Afrique. Ensuite, ils ont volé l'Afrique en
moi. La mémoire de l'Amérique a été mutilée par le racisme. Nous continuons à
agir comme si nous étions les enfants de l'Europe, et de personne d'autre.
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A la fin du XIXème siècle, le
médecin anglais John Down a identifié le syndrome qui porte aujourd'hui son
nom. Il a cru que l'altération des chromosomes impliquait un retour aux races
inférieures, qui engendraient des mongoliens idiots, des noirs idiots et des
aztèques idiots. Simultanément, un médecin italien, Cesare Lombroso, a attribué
au criminel né, les traits physiques des noirs et des indiens.
C'est ainsi qu'a été établie la
base scientifique du soupçon qui affirme que les indiens et les noirs sont enclins
par nature au crime et à la débilité mentale. Les indiens et les noirs,
instruments de travail traditionnels, sont aussi depuis lors objets de
science.
A la même époque que Lombroso et
Down, le médecin brésilien Raimundo Nina Rodrigues s'est mis à étudier le
problème noir. Nina Rodrigues, qui était métis, est arrivé à la conclusion que
le mélange des sangs perpétue les caractères des races inférieures, et donc que
la race noire au Brésil constituera toujours un des facteurs de notre
infériorité en tant que peuple. Ce médecin psychiatre a été le premier
chercheur de la culture brésilienne d'origine africaine. Il l'a étudiée comme
un cas clinique : les religions noires, comme des pathologies. Les transes,
comme des manifestations d'hystérie.
Peu après, un médecin argentin, le socialiste José Ingenieros, écrivit que les noirs, honteuse scorie de la race humaine, étaient plus proches des singes anthropoïdes que des blancs civilisés. Et pour démontrer leur irrémédiable infériorité, Ingenieros donnait cette preuve : Les noirs n'ont pas d'idées religieuses.
En réalité, les idées religieuses
ont traversé la mer, avec les esclaves, dans les navires négriers. Une preuve
de l'obstination de la dignité humaine : Sur les côtes américaines, ne sont
arrivés que les dieux de l'amour et de la guerre. Par contre, les dieux de la
fécondité qui auraient multiplié les récoltes et les esclaves du maître, sont
tombés à l'eau.
Les dieux batailleurs et amoureux
qui complétaient la traversée ont dû se déguiser en saints blancs, pour
survivre et aider à survivre des millions d'hommes et de femmes violemment
arrachés d'Afrique et vendus comme des choses. Ogun, le dieu du fer, s'est fait
passé pour Saint Georges ou Saint Michel. Chango, avec tous ses éclairs et ses
tonnerres, est devenu Sainte Barbara. Obatala s'est converti en Jésus-Christ,
et Oshún, la divinité des eaux douces, a été la Vierge de la Chandeleur...
Dieux interdits. Dans les
colonies espagnoles et portugaises, et dans toutes les autres. Dans les îles
anglaises, après l'abolition de l'esclavage, on a continué à interdire les
tambours ou à jouer des instruments à vents à la manière africaine. Et on a
continué à attribuer des peines de prison pour le simple fait d'avoir une image
d'un dieu africain. Des dieux interdits, parce qu'ils exaltent dangereusement
les passions humaines et les incarnent.
Friedrich Nietzche a dit une fois
: Moi, je ne pourrais croire qu'en un dieu qui sache danser. Comme José
Ingenieros, Nietzche ne connaissait pas les dieux africains. S'il les avait
connu, il aurait peut-être cru en eux. Et il aurait peut-être changé quelques
unes de ses idées. José Ingenieros, va savoir.
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La peau brune marque
d'incorrigibles défauts de fabrique. Ainsi, la terrible inégalité sociale, qui
est également raciale, trouve sa couverture dans les tares héréditaires. C'est
ce qu'avait observé Humboldt il y a deux cents ans, et il en est encore ainsi
dans toute l'Amérique : La pyramide des classes sociales est obscure à sa base
et claire au sommet. Au Brésil, par exemple, la démocratie raciale aboutit à ce
que les plus blancs sont en haut et les plus noirs en bas.
A propos de noirs aux Etats-Unis,
James Baldwin écrit : Quand nous avons laissé le Mississipi et que nous sommes
venus au Nord, nous n'avons pas trouvé la liberté. Nous avons trouvé les pires
lieux sur le marché du travail, et nous y sommes encore.
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Un indien du Nord de l'Argentine,
Asunción Ontíveros Yulquila, évoque aujourd'hui le traumatisme qui a marqué son
enfance : Les bonnes personnes, les belles personnes, c'était celles qui ressemblaient
à Jésus et à la Vierge. Mais mon père et ma mère ne ressemblaient pas du tout
aux images de Jésus et de la Vierge Marie que je voyais dans l'église d'Abra
Pampa.
Quand son propre visage est une
erreur de la nature. La propre culture, une preuve d'ignorance ou une faute à
expier. Civiliser, c'est corriger.
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En stigmatisant les races
inférieures congénitalement condamnées à l'indolence, à la violence et à la
misère, le fatalisme biologique n'empêche pas seulement de voir les causes
réelles de notre mésaventure historique. Le racisme nous empêche aussi de connaitre,
ou de reconnaître, certaines valeurs fondamentales que les cultures méprisées
ont pu miraculeusement perpétuer et qui, tant bien que mal, s'incarnent encore
en elles, malgré les siècles de persécution, d'humiliation et de dégradation.
Ces valeurs fondamentales ne sont pas des objets de musée. Ce sont des facteurs
de l'histoire, indispensables pour notre invention indispensable d'une Amérique
sans commandants ni commandés. Ces valeurs accusent le système qui les nie.
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Il y a quelque temps, le prêtre
espagnol Ignacio Ellacuría me disait que cette affaire de la Découverte de
l'Amérique lui semblait absurde. Il m'a dit : L'oppresseur est incapable de
découvrir. C'est l'opprimé qui découvre l'oppresseur.
Il croyait que l'oppresseur ne
peut même pas se découvrir lui-même. La véritable réalité de l'oppresseur ne
peut être vue que depuis l'opprimé.
Ignacio Ellacuría a été tué par
balles, car il croyait dans cette impardonnable capacité de révélation et parce
qu'il partageait les risques de la foi dans son pouvoir de prophétie. Ce sont
les militaires du Salvador qui l'ont assassiné, ou c'est un système qui ne peut
pas tolérer le regard qui le dénonce ?
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