vendredi 23 juin 2017

"Cent ans de solitude", un manuel d'histoire de Colombie

L'oeuvre majeure de Garcia Márquez continue à être un manuel d'histoire. Sans ce livre, la Colombie n'aurait, par exemple, pas entendu parler du massacre des bananeraies.

Par Antonio Caballero



On fête les 50 ans des "Cent ans..." et le grand roman est toujours intact comme s'il avait été enterré vivant. Il continue à être le manuel d'histoire de la patrie qui n'existait pas dans mon enfance, quand sévissait le manuel d'histoire chauviniste des frères siamois Henao et Arrubla depuis de nombreuses décennies. Tant est si bien que c'est en lisant les "Cent ans de solitude" de Gabriel Garcia Márquez, que de nombreux colombiens ont découvert avec étonnement que ce pays avait toujours été ensanglanté par les guerres civiles, ravagé par les horreurs commises réciproquement entre libéraux et conservateurs, dévasté par les trahisons des uns et des autres, paralysé par les imbroglios d'avocats vêtus de noir.
Et aveuglé par les mensonges.
En somme, ou pour résumer : Ils ont découvert l'histoire vraie.

Ils ont dû la découvrir dans la fiction du roman. Non pas en l'absence d'une histoire plus véridique que celle des deux jumeaux hissés dans leurs hauteurs académiques plus ou moins inaccessibles. Car, il y a 50 ans, quand ont été publiés les "Cent ans...", des livres plus sérieux et moins enthousiastes avaient succédé à la version édifiante et édulcorée de Henao et Arrubla. Mais la conscience de l'histoire nationale ne nous avait jamais imbibés comme elle le fit, pratiquement du jour au lendemain, grâce à ce roman. Ce fut une révélation. Personne ne savait, pour citer un exemple presque anecdotique mais d'une grande importance symbolique, que la grande tuerie officielle des grévistes des bananeraies de la United Fruit avait eu lieu dans notre beau pays de Colombie. A l'époque, cela avait été dénoncé au Congrès par Jorge Eliécer Gaitán qui y gagna sa réputation de dangereux révolutionnaire, jusqu'à en arriver à être assassiné. Mais le fait avait été escamoté des manuels officiels et on avait accepté sans discussion et pour toujours "ce qui était établi dans les dossiers juridiques et dans les textes de l'école primaire : Que la compagnie bananière n'avait jamais existé" comme l'écrit García Márquez. Je dis que ce fut une révélation, mais assez rapidement, enterrée sous les montagnes de compliments sur l'imagination débordante de l'auteur : Réalisme magique, belles femmes qui montent au ciel accrochées à un drap, spectres des ancêtres qui saluent les visiteurs, vaches qui donnent naissance à des triplés, etc... Car, évidemment, pour les autorités, il n'est jamais bon que l'on sache la vérité.

Il s'est passé un demi-siècle. Que "Cent ans de solitude" soit un livre d'histoire, semble aujourd'hui une évidence. Le président Juan Manuel Santos Calderón et le commandant guérillero Rodrigo Londoño Echeverri l'ont reconnu dans leurs discours à l'occasion des signatures à répétition de la paix, car l'ayant vraisemblablement lu, chacun a cité un passage choisi du roman. Pour l'un, un passage sur l'incarnation de l'Etat et de l'establishment, pour l'autre, un passage parlant de la subversion. Car il y en a pour tous les goûts : C'est un roman qui correspond à la réalité. Pas du réalisme magique : du réalisme réel. De l'hyper-réalisme.

Et il est arrivé à ce livre littéralement "magistral", c'est à dire "destiné à la formation des maîtres", la même chose qu'aux guerres des Aurelianos et aux folles nuits des José Arcadios qui remplissent ses pages : Cela n'a rien enseigné à personne. Car c'est la répétition d'une litanie ou (comme le découvrait encore et encore, et chaque fois avec surprise, la mémorable Ursula Iguarán, matrone quasiment immortelle de la famille Buendia du roman) la démonstration pratique que le temps tourne en rond, comme la Terre autour du soleil. C'est pourquoi "Cent ans..." a pu être utilisé contre l'intention qui fut à son origine (pas au niveau romanesque, mais en matière pédagogique) : Ce n'est plus une dénonciation de la mascarade et de l'ignominie. On l'a converti -lamentablement- en piège commercial pour l'industrie touristique. "Cent ans de solitude" est sans aucun doute comme les contes de fées. Mais comme ils l'étaient à l'origine : un mélange inextricable de fantaisie et de réalité, d'observation et de poésie, sans la niaiserie édifiante qui leur a été ajoutée ensuite. Un conte où le petit Chaperon rouge est vraiment mangée par le loup, comme celle en chair et en os de la légende populaire originelle. Et qu'ils ont voulu transformer en produit des superproductions bien-pensantes de Disney.

Il n'y a rien de plus "réaliste magique", au sens de magie maléfique, que l'utilisation publicitaire de la littérature de Gabriel García Márquez : sa conversion, sa tergiversation, sa perversion en attrait touristique. Un bon exemple en est la reconstruction de la maison natale de l'écrivain à Aracataca, avec un bon paquet de millions d'argent public, mille fois plus luxueuse et sans aucune ressemblance avec l'originale, pour les affaires rentables des autorités locales. Il y a deux ans, quand l'écrivain est mort, un maire du village en est arrivé à l'impudeur extrême de demander qu'on lui fasse cadeau d'un petit peu de ses cendres pour qu'en les exposant, il y ait un afflux de visiteurs comparable à celui des pèlerins de la Grotte de Lourdes, où est apparue la Vierge.

Il y a aussi perversion quand on inverse le sens de la fameuse phrase finale et désolée de l'épopée tragique, le "il n'y a pas de deuxième opportunité sur la Terre", en consigne dynamique consolatrice, en pensée positive digne d'un livre de développement personnel : Ah ! Maintenant, oui, la Colombie va avoir une deuxième opportunité ! On la transforme, on la transmute en phrase aussi vide et aussi faussement joyeuse que celle de l'hymne national composé par le politicard Rafael Núñez, président perpétuel de la Colombie : "Dans les sillons de la douleur, le bien germine déjà" (En surcos de dolores el bien germina ya). La lecture optimiste de la phrase désolée est aussi fausse que celle de l'hymne. Il n'y a toujours pas de deuxième opportunité. Le bien ne germine pas encore et les douleurs continuent à être semées dans les sillons. 

Au début du roman, le village de Macondo se reflète dans "une rivière aux eaux diaphanes". A la fin, quand le flux qui courrait entre des pierres aussi grandes que des oeufs préhistoriques est devenu, comme celui de tous les fleuves de la Colombie d'aujourd'hui, un déversement d'égout, l'entreprise bananière des gringos le déplace plus loin après le cimetière du village, pour qu'il ne gêne pas. Serait-ce à nouveau du "Réalisme magique" ? Ou plutôt l'observation prémonitoire, simple et crue, de la réalité : Le cadavre du romancier ne s'était pas encore refroidi que les multinationales minières Glencore et Bilinton, propriétaires de la mine de Cerrejón, dans la Guajira, ont déplacé le cours de la rivière Rancherias parce qu'elle les gênait là où elle était. Et en même temps, ils l'ont séchée une fois pour toutes.

On oublie manifestement, au milieu des fastes et hommages rendus pour le demi-centenaire du grand livre, que García Márquez est un écrivain subversif.





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