mardi 23 août 2016

La rédemption par la Beauté.

Estanislao Zuleta a été plus qu'un philosophe : Il célébrait le présent à travers la connaissance et il pensait qu'un monde extraordinaire est possible. Voici un portrait intime de ses enseignements, de son histoire et de ses convictions.

Par William Ospina
in El Espectador. 01/04/2015

Estanislao Zuleta

Je me souviens qu'un soir, nous étions à une fête avec un groupe d'amis quand nous commençâmes à chanter. Estanislao Zuleta participait à une conversation et je vis que, tout à coup, il rejoignait le chœur et entonnait un tango avec les autres. Je lui dis : "Estanislao, je pensais que tu n'aimais pas les tangos". "Je ne les aime pas, répondit-il, mais je n'ai jamais pu oublier que mon père est mort avec Gardel".

J'ai la sensation que beaucoup de ce qu'était Estanislao Zuleta réside dans cette anecdote. Non seulement parce qu'il y a là un de ses souvenirs personnels les plus importants, ce père qu'il n'a jamais connu mais qui restait son ombre tutélaire parce qu'il portait son nom et parce qu'il traça dans sa vie brève le signe de ce que serait le destin de son fils : Les livres, les amitiés littéraires et l'art de la conversation. Mais aussi car il révèle cette capacité qu'avait Estanislao à ne pas renoncer à ses convictions tout en établissant un dialogue, une sorte de pacte avec la réalité.

Il aura beaucoup médité au cours de sa vie sur ce père absent, qu'il dût remplacer par une longue série de pères mythiques : Kant et Marx, Nietzche et Freud, artisans du sens de notre époque, grands déchiffreurs de nos tragédies historiques, ceux dont on devait tout apprendre mais avec qui il fallait aussi livrer de grands combats.

C'est peut-être cette évidence de la mort comme réalité suprême et comme limite qui a fait de Estanislao un être si accroché au présent, comme lieu de l'existence. Il préférait philosopher au milieu de la conversation, faire de la vie une fête vivante de la pensée, plutôt que d'être confiné dans les petites cases académiques. Je continue encore à entendre une phrase de Goethe que j'avais souvent écoutée dans sa bouche : "Ne le cherche pas dans le passé à travers la nostalgie, ne le cherche pas dans le futur à travers l'espérance : le bonheur est toujours là, il est en toi, c'est toi qui n'es pas à sa hauteur". Quelque chose l'appelait continuellement à vivre le présent, à dépasser la lourdeur du passé en vivant le maintenant dans la plénitude. Et à se dire : Si l'aujourd'hui est beau, l'hier est justifié.

Quand je pense à Estanislau Zuleta, c'est moins un professeur, un conférencier ou un orateur qui me vient à la mémoire, qu'un homme appliqué à partager la passion de vivre avec les autres, l'effort pour faire de la vie quelque chose d'important, la passion pour la pensée, la question sur la beauté, le culte de la création, le désir continuel de déchiffrer les énigmes de l'art, de comprendre les drames de l'histoire, de trouver des chemins pour la société.

Estanislao lisait beaucoup, il lisait depuis qu'il était enfant, il lisait continuellement, mais j'ai la sensation qu'il portait déjà en lui les vérités les plus profondes et que ce n'était ni les grands philosophes, ni les grands théoriciens de la politique qui les lui avaient données, sinon les poètes et les artistes.

"Sais-tu pourquoi tu pleures ? —disait-il en citant Hölderlin— Pourquoi te languis-tu ? Sais-tu que c'est ce pourquoi tu as pris le deuil, au fond de tous tes deuils ? Ce n'est pas quelque chose que tu as perdu il y a peu. Personne ne pourrait dire exactement quand c'était là et quand c'est parti. Mais c'est quelque chose qui existe, qui est en toi. Tu marches à la recherche d'un monde meilleur et d'un temps plus beau". J'avais 20 ans quand je l'ai rencontré, et depuis lors j'ai su qu'être ami de Estanislao signifiait marcher à la recherche d'un monde meilleur et d'un temps plus beau. Que ce qu'il y avait en lui était avant tout un jugement sévère sur l'ordre mental et moral dans lequel nous vivions, une évaluation sur l'héritage de la civilisation.


Estanislao était un grand rebelle et un grand révolutionnaire. Mais son désir d'une révolution ne se limitait pas à la recherche d'un renversement de castes politiques, ni même à la recherche de la destruction d'un système économique. Sa rébellion allait plus loin. Il rêvait à l'instauration d'un ordre différent de la civilisation. Il croyait en l'appel de Hölderlin à ce que tout change partout, l'éducation, le travail, la fête, la morale, notre relation au corps, à la mémoire, à la loi, à l'imagination.

C'est pourquoi, bien qu'il partagea les espoirs fondés dans le monde moderne par la pensée de Marx et la recherche d'un autre ordre politique, il batailla toujours pour dépasser les dogmes marxistes, certains nés dans le pragmatisme politique, mais d'autres aussi, engendrés dans la fronde idéologique de Frédéric Engels autour des théories de Marx.

Je crois, et il ne s'agit pas là d'une affirmation mais plutôt d'un doute, que Estanislao n'avait pas confiance dans cette tendance si allemande de faire de chaque heureuse idée le fondement d'un système qui puisse donner raison de toutes choses. Peut-être Estanislao aurait-il approuver l'affirmation de Borges pour qui un système consiste simplement à subordonner tous les aspects de l'univers à n'importe lequel d'entre eux. Oui, tout est déterminé par l'économie, mais tout est déterminé aussi par la psychologie, et tout est déterminé aussi par la biologie, et tout est déterminé aussi par l'ordre culturel.

Kant avait souligné qu'il faut s'efforcer de rendre l'humanité philosophique. Revenir à l'humanité consciente de ses circonstances, logique dans sa conduite, responsable de ses actes, conséquente envers ses convictions. C'est un objectif très haut et personne ne doute du fait que peu de propositions soient si difficiles à mettre en œuvre. S'il est déjà difficile que les philosophes vivent philosophiquement, comment ferons-nous pour que les sept milliards de personnes qui fatiguent le monde, raisonnent avec lucidité et agissent avec justice ? Pourtant, nous n'avons pas d'autre option que d'insister dans cette voie.

Il faut savoir que tout est déterminé par des causes, mais en même temps, il faut croire que nous pouvons changer notre destin. "Nous ne sommes pas libres —j'ai entendu que Estanislao disait un jour—, mais notre devoir est d'agir comme si nous l'étions". Il avait raison. C'est vrai que toute notre vie est conditionnée par notre origine, notre famille, notre physiologie, notre langue, l'ordre moral et culturel dans lequel nous grandissons, le monde auquel nous appartenons, mais si nous œuvrions comme si nous n'avions pas de volonté, toute notre vie ne serait que fatalisme et indolence. Assumer que nous pouvons lutter contre le destin et que nous pouvons gouverner nos actions, ne nous sauve pas seulement de la pire des folies qu'est l'abandon aveugle aux appétits et aux impulsions, mais configure véritablement une marge de volonté et en vient à nous fonder en tant qu'êtres libres.

Marx a postulé qu'à travers l'Etat, l'humanité pourrait atteindre un nouvel ordre social plus juste, qu'une classe sociale dépourvue pourrait prendre les rênes de l'Etat et travailler à travers lui pour la vaste rédemption de l'espèce contre les misères de l'histoire. Ce que nous a démontré le XXè siècle, c'est que l'aventure grandiose de la prise du pouvoir par le prolétariat en Union Soviétique ou en Chine, n'a pas fait émergé ce socialisme humaniste que Marx recherchait, ni ce processus d'extinction graduelle de l'Etat que supposait sa doctrine, mais plutôt l'instauration d'élites bureaucratiques qui tyrannisaient l'humanité au nom du prolétariat.

On ne peut nier que le rêve avait été grand et généreux. Mais pas nier non plus que le totalitarisme a frustré la noblesse de ce rêve. Et, avec tout ça, ne pas nier non plus que c'est seulement grâce à la Révolution Chinoise, qu'un pays immense qui avait été converti en une terrible poubelle humaine par le colonialisme européen, n'a pas seulement rendu sa dignité à un milliard de personnes mais qu'il est devenu au XXIè siècle la première puissance planétaire.

Aucun autre modèle politique ou économique n'aurait pu réaliser un miracle aussi colossal avec la nation la plus peuplée de la planète, un cinquième de l'humanité, en seulement un demi siècle. Et pourtant, la Chine est bien loin de l'idéal de justice et d'instauration d'un être humain créateur, déployant ses possibilités et héritier de tous les raffinements de la civilisation. Et le danger est bien grand aujourd'hui de voir la Chine, avec son industrialisme, sa consommation et son inscription dans les attentes de la société capitaliste, se convertir sans qu'elle ne le souhaite en bourreau environnemental de la planète.

Remarquez qu'une avancée énorme dans la lutte contre le malheur humain a été faite dans les premières décennies du XXè siècle avec cet homme extraordinairement lucide, sensible et généreux qui s'appelait Sigmund Freud. Sa manière de comprendre entendait que notre conduite est déterminée par les événements centraux de notre enfance, par les affects qui nous inscrivent dans l'ordre social, par notre configuration précoce en tant que créatures de sexualité et de désir. Il y a là l'admirable proposition de convertir le langage, qui nous construit, en instrument même de la compréhension de ce que nous sommes et de la transformation de nos conduites.

Ce qui n'est pas clair, c'est la façon dont la psychanalyse pourrait changer des sociétés entières, à une époque où tous les pouvoirs conspirent pour aliéner le genre humain, quand nous nous précipitons massivement dans les addictions, dans la paranoïa de la vigilance collective, dans des états sous contrôle infini de la vie individuelle, à l'âge des enthousiasmes vides, l'hystérie des identités fictives, la construction d'archétypes publicitaires et médiatiques séducteurs auxquels doit correspondre chaque individu.

Pour Estanislao, il y eut aussi la préoccupation de savoir si la psychanalyse, dans son effort généreux pour diminuer l'angoisse du patient en l'aidant à s'adapter au monde dans lequel il vit, peut perdre son sens critique et finir par tout simplement construire des êtres intégrés, alors que le désordre global semble exiger de plus en plus des êtres inadaptés et rebelles, impatient de voir un ordre social plus humain et un processus culturel de grandes transformations.

Il est étrange que ce soit dans cette même culture allemande qui a engendré Marx et Freud, où ont été formulées leurs théories et où fut vécue la tentation de les ériger en fondement de systèmes totaux, que l'œuvre déconcertante de Friedrich Nietzsche, son défi à l'ordre mental et moral de la civilisation, son examen radical des valeurs de l'Occident ait surgi. Ce travail de franc-tireur qui n'a pas confiance dans les systèmes, qui cherche à renverser les grandes vérités, qui soumit à la critique l'ordre académique, le pouvoir religieux, les préjugés esthétiques, les stéréotypes littéraires.

Quelle admirable capacité à mettre en question jusqu'à la supposée cohérence de la pensée, cet art poétique de semer des paradoxes qui caractérisa Nietzsche, son essai de réévaluer l'horizon philosophique antérieur à l'âge des dogmes, pour revendiquer la diversité philosophique présocratique. Quelle importance que l'œuvre de Nietzsche soit si pleine de contradictions, que ceux qui l'étudient ne tombent pas pour autant dans la tentation ingénue de le fustiger comme incohérent et qu'ils s'animent plutôt à rechercher chez lui des motifs plus profonds, comme cet auteur qui affirma : "Les contradictions de Nietzsche sont incompréhensibles, à moins qu'il ne s'agisse du stratège commun de deux bandes opposées en train de conspirer pour le triomphe d'une mystérieuse troisième bande".

Tout cela pour dire que Estanislao Zuleta était pleinement un homme de son temps quand au milieu du XXè siècle, il assuma Kant, Marx, Freud et Nietzsche comme interlocuteur dans son aventure de la pensée et quand il s'engagea dans une posture encore plus radicale, celle de considérer la poésie et les arts comme des propositions de connaissance aussi valides que la philosophie et beaucoup plus capables, même, d'orienter la conduite et de contribuer à l'instauration d'un nouvel être humain, sujet de l'histoire.

Jean de la Croix

La poésie était pour lui un allié continuel dans l'exercice de la pensée. Un jour, je lui demandai si selon lui, c'était vrai que l'église n'aime pas les mystiques. "Elle ne les aime pas —me répondit-il—, car les mystiques ont une relation personnelle avec la divinité et peuvent se passer de l'intermédiaire de la bureaucratie sacerdotale". Ensuite, pour me démontrer comment est la relation directe des mystiques avec Dieu, il me récita quelques vers de Saint Jean de la Croix :
Descubre tu presencia
Y mátenme tu vista y hermosura.
Mira que la dolencia
De amor que no se cura
Sino con la presencia y la figura.
Découvre ta présence,
Que je meure à la vue de ta beauté.
Car mal d'amour
peu ne se cure
Sans la présence et la figure.

Dialoguer avec Estanislao Zuleta, c'était entrer en dialogue avec la grande culture universelle. Par exemple, c'était incroyable de le voir réfléchir sur Shakespeare dans ces conférences où il n'avait aucun livre devant lui, car il connaissait chaque personnage et pouvait même établir des parallèles entre eux : Comparer l'impatience de Roméo avec l'instabilité d'Othello, montrer le contraste entre la psychologie du méchant qui est dévoré par la culpabilité comme Macbeth et la psychologie du méchant qui ne ressent aucune faute après ses turpitudes, comme Richard III. Les cours qu'il donnait sur Tolstoï, Cervantes, Shakespeare, Kafka, Poe, Thomas Mann, et sur tants d'auteurs, ont fort heureusement été conservés par ses élèves dans des enregistrements au magnétophone, ils nous donnent l'occasion d'accéder à divers exemples de sa manière de lire, toujours ouverte à la réflexion et à la création.

Aurelio Arturo

Je me souviens qu'en 1982, j'avais écrit un essai sur l'œuvre du poète Aurelio Arturo, que je venais de découvrir et qui m'avait beaucoup impressionné. Je me demandais ce que pouvait bien penser Estanislao de Arturo mais je n'avais pas eu l'occasion de le lui demander. Un jour alors que nous parlions, Estanislao me fit sentir qu'il s'était intéressé à Arturo et il ajouta : "Pour prouver qu'Aurelio Arturo est un grand poète, il suffit d'observer ces deux vers :

Te hablo de las vastas noches alumbradas
Por una estrella de menta que enciende toda sangre.

Je te parle de ces vastes nuits éclairées
Par une étoile de menthe qui enflamme chaque sang

Etoile de menthe Répéta-t-il—, seul un grand poète peut réussir à rapprocher ainsi ce qui est au plus loin, l'étoile, et ce qui est au plus proche, une saveur".

Sa conversation était pleine de ces choses. Je me souviens l'avoir vu lire un après-midi tout le poème Acuarimántima de Porfirio Barba Jacob, en célébrant de temps en temps ses triomphes musicaux et en censurant à d'autres moments ses erreurs esthétiques. Il me semble toujours entendre la voix de Estanislao, avec le rythme de ses mains sur la cadence des vers, dans ce qu'il considérait peut-être le meilleur poème de Pablo Neruda, Le grand océan, qui est dans le Canto General :

Pablo Neruda

Si de tus dones y de tus destrucciones, Océano, a mis manos,
pudiera destinar una medida, una fruta, un fermento,
escogería tu reposo distante, las líneas de tu acero,
tu extensión vigilada por el aire y la noche,
y la energía de tu idioma blanco
que destroza y derriba sus columnas
en su propia pureza demolida.
No es la última ola, con su salado peso,
la que tritura costas, y produce
la paz de arena que rodea el mundo,
es el central volumen de la fuerza,
la potencia extendida de las aguas,
la inmóvil soledad llena de vidas.

Si de tes dons et de tes destructions, à mes mains, Océan,
je pouvais destiner une part, un fruit, un ferment,
je choisirais ton repos distant, les lignes de ton acier,
ton étendue par l'air et la nuit surveillée,
et l'énergie de ton langage blanc
qui détruit et renverse ses colonnes
dans sa propre pureté démolie.
Ce n'est pas la dernière vague, avec son poids de sel,
qui triture les côtes, 
et produit la paix de sable qui entoure le monde,
c'est le volume central de la force,  
la puissante étendue des eaux,
la solitude immobile pleine de vies.

Estanislao disait les poèmes avec un plaisir défaillant, en savourant la musique, et il accentuait toujours les mots avec un mouvement de la main, comme s'il marquait le rythme. Il concédait la plus grande importance à la poésie, et il déclara quelque part, à la grande surprise de certains rationalistes, qu'un poème est une parole sacrée, et qu'une parole sacrée est une parole qui ne peut pas être fausse, qui se définit comme vraie ou nulle, comme la musique. En fait, à partir du moment où la sensibilité et l'imagination acceptent que quelque chose est de la poésie, ces mots ne peuvent plus être objet d'une réfutation, ils appartiennent déjà à un ordre supérieur du langage, ils ne sont pas une hypothèse discutable mais une vérité inébranlable du cœur.

Friedrich Hölderlin

C'est par Estanislao que j'ai connu Hölderlin, il y a quarante ans, et depuis lors, il est devenu pour moi le plus attachant des poètes, celui dont les énigmes illuminent et orientent une bonne partie de mes réflexions.
Abiertamente 
consagré mi corazón a la tierra
grave y doliente,
y con frecuencia, en la noche sagrada,
le prometí que la amaría fielmente
hasta la muerte
sin temor, 
con toda su pesada carga de fatalidad 
y que no despreciaría ninguno de sus enigmas.
Y así me ligué a ella, con un lazo mortal.
Ouvertement
je consacrai mon cœur à la terre
grave et endeuillée,
et souvent, dans la nuit sacrée,
je lui promis que je l'aimerais fidèlement
jusqu'à la mort
sans peur,
avec toute sa charge pesante de fatalité
et que je ne mépriserais aucune de ses énigmes.
Et c'est ainsi que je me liai à elle, avec un lien mortel.

Ces vers, que je pensais au départ un poème isolé et dont j'ai découvert plus tard qu'ils étaient un fragment du drame philosophique inachevé Empédocle, furent les premiers mots de Hölderlin qui sont arrivés dans ma vie, ma vie qui depuis lors a été pleine de Hölderlin. Ce sont aussi les mots qui sont gravés depuis vingt-cinq ans sur la tombe de Estanislao.

Je sais qu'il fut un enseignant de philosophie et de psychologie, d'économie politique et de critique d'art, questionneur de peinture et de musique, lecteur des réalités sociales, déchiffreur d'énigmes, polémiste passionné, un grand ami, un homme épicurien et dionysiaque qui a vécu avec grandeur et excès, avec lucidité et plénitude. Avec moi, il fut on ne peut plus cordial, généreux de son temps et de son savoir. Il croyait que si nous avons bonne mémoire, c'est parce que nous vivons les choses avec passion, avec attention et avec engagement. Il sentait qu'en tout être humain, il peut y avoir le germe d'un artiste, un penseur, un grand créateur. Il savait qu'un ordre social favorable et généreux engendre des êtres humains plus responsables, plus créatifs et plus remplis. Et s'il était un rebelle et un révolutionnaire en Colombie, à notre époque, c'est parce qu'il savait que la majorité de nos maux naissent de la mesquinerie avec laquelle nos pays sont gouvernés, de la petitesse avec laquelle sont gérées les affaires collectives, du mode par lequel une caste ignorante et cupide dirige le pays comme si c'était un fief privé, en renonçant aux grands travaux que lui exige son temps et en traitant tous les autres, particulièrement les plus vulnérables, comme des blanc-becs qui n'ont pas le droit d'intervenir dans la définition des caps historiques. Il croyait que, pour la solution des problèmes collectifs, la mémoire personnelle et la capacité à construire des récits collectifs doivent s'ouvrir un chemin, que toute politique véritable doit boire dans la poésie la plus profonde.

Pour Estanislao, la démocratie n'était pas seulement une façon de choisir des gouvernants, ni une manière d'administrer les biens publics : C'était la possibilité d'un ordre supérieur de la culture, qui stimule et protège les citoyens, et leur permet d'accéder à l'héritage de la civilisation. Il croyait vraiment dans un monde où être Leonardo da Vinci, Thomas Mann, Picasso ou Léon de Greiff ne serait pas une exception, il croyait que le véritable propriétaire d'une œuvre d'art n'est pas qui l'achète mais qui la connait et l'aime, il croyait que le véritable maître d'un livre est celui qui s'empare de ses clefs et le convertit en partie prenante de sa vie.

Estanislao avait beaucoup de livres et il les lisait silencieusement et passionnément. Mais ce qui m'étonna le plus, c'est la manière dont ces livres devenaient une partie de lui-même, non pas à travers le simple chemin de la mémoire, bien qu'il se souvint littéralement beaucoup de ce qu'il avait lu, mais parce qu'ils étaient vivants dans son esprit, et qu'il pouvait dialoguer avec eux presque sans avoir besoin de leur présence physique. "Certains disent que je sais tout Don Quichotte. Ce n'est pas vrai. Je le sais presque tout, mais pas tout", me dit-il une fois avec un sourire.

Un autre jour il m'expliqua comment ses auteurs favoris n'étaient pas ceux qui avaient un style harmonieux et impeccable, sinon ceux qui écrivaient au milieu de la turbulence de leurs drames et même de leurs délires. Entre Barba Jacob et Guillermo Valencia, entre le voyageur délirant submergé par les excès et déchiré par les passions, et le seigneur féodal qui distille des harmonies, il choisissait toujours le délire. Il voyait une sorte de signe divin dans la folie de Hölderlin, l'ivresse de Poe, le climat de cauchemar de la vie de Franz Kafka, les addictions tumultueuses de Dostoievski, la neurasthénie de Proust. Non pas qu'il croit que ces souffrances soient la cause de leurs créations, mais parce qu'il pensait que le plus admirable de ces êtres est qu'ils avaient été capables de dépasser leurs tragédies ou de les affronter grâce à la création.

Ce n'est pas que sans l'art, ils n'auraient pas été des êtres normaux, c'est plutôt que sans l'art, ils auraient été des êtres anodins, usés par la névrose, détruits par la compulsion, maltraités par la société, ou résignés à un malheur trivial, c'est à dire, sans horizons de grandeur. L'art a fait d'eux de grands maitres de l'humanité, parce qu'ils ont osé comme le protagoniste de Une descente dans le Maelstrom, regarder en face l'ouragan qui les emportait, et plus d'une fois ils ont découvert dans ses tourbillons la clef pour sortir de nouveau à la lumière.

Et surtout, Estanislao pensait que l'art n'est pas là pour nous tranquilliser, embellir la réalité ou décorer la tragédie mais pour affronter la complexité de la vie, les drames profonds, les solitudes sans nom, et les convertir en harmonie et en sens.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire avait perdu son père et il avait dû l'idéaliser : Rêver qu'un père mythique guidait ses pas à travers le chemin de la beauté et de la poésie. Sa mère s'était remariée et avait fait sentir à l'enfant qu'il était comme secondaire dans sa vie. Sa famille lui avait imposé une interdiction, ils avaient empêché le poète d'être l'administrateur de sa propre fortune parce qu'ils le considéraient capable de la jeter par les fenêtres, ce dont il avait entièrement le droit. De plus, sa mère s'était mariée avec un général de la République Française, un ministre de Napoléon III, et ce militaire dédaigneux et hautain avait fait sentir au poète son insignifiance dans le contexte d'une famille bourgeoise arriviste, pour qui la poésie était une forme de dérision et le poète, un clochard méprisable.

Baudelaire aurait bien aimé faire payer sa mère qui allait de salon en salon, d'ambassade en ambassade, et le laissait seul avec ses rêves et ses démons, mais les cartes elles-même n'y faisaient rien et il n'y avait pas de langage qu'elle aurait pu entendre. Baudelaire aurait bien aimé, au milieu des tempêtes de la commune de Paris, tirer une balle dans le coeur de ce ministre du Second Empire, le général Aupick, qui voulait cacher son beau-fils comme si c'était de la vermine, mais oh, c'était le mari de sa mère et le deuxième homme le plus puissant de France.

Comment interdire à Baudelaire d'oeuvrer pour sa rédemption, ou au moins de sublimer son désespoir sur la scène privilégiée de la langue, et dans le vol de la poésie, et leur faire sentir non seulement à eux, mais à la France, à l'Europe, aux êtres humains de tous les âges, que le poète n'est pas un rancunier vulgaire qui fait payer ses petites fautes personnelles, mais un libérateur des humiliations de l'histoire et que ses armes sont l'indignation, la beauté et la musique ?

Voici la réponse de Baudelaire à la tragédie la plus profonde de son coeur : le poème Bénédiction, le deuxième poème des Fleurs du mal, dans l'admirable traduction de Estanislao Zuleta.
Bendición
Charles Baudelaire (Traducción de Estanislao Zuleta)

Cuando, por un decreto de potencias supremas,
El poeta aparece en este mundo hastiado
Su madre horrorizada y llena de blasfemias
Se crispa contra Dios, que la escucha apiadado.

Por qué no habré parido todo un nudo de víboras 
Antes que concebir este ser irrisorio.
Maldita sea la noche de placeres efímeros 
En que fuera engendrado mi suplicio expiatorio.

Puesto que fui elegida entre tantas mujeres 
Para traer desgracia a mi esposo maltrecho, 
Y que como una carta clandestina de amores
No se puede quemar el monstruo contrahecho.

Ya sabré yo volver tu odio que me aplasta
Contra este instrumento de tu malignidad,
Y sabré castigar esta planta nefasta 
Para que sus retoños no puedan infectar.

Y mientras así rumia su odio y su tormento
Sin poder comprender los sempiternos planes,
Prepara las hogueras que consagra el infierno
A los inolvidables crímenes maternales.

Bajo la protección de un ángel invisible
El niño desechado se emborracha de sol
Todo lo que cosecha su experiencia sensible
Es licor de los dioses, néctar embriagador.

Él charla con las nubes y juega con los vientos,
Es feliz mientras sigue la ruta de su cruz,
El genio que lo guía llora al verlo contento
Como un pájaro libre en una selva azul.

Siempre le temen todos los que él quisiera amar,
O al contrario se enervan por su porte flemático,
Y para hacerlo blanco de su ferocidad
De alguna culpa siempre procuran acusarlo.

En su pan y su vino mezclan escupitajos, 
Y con desdén hipócrita apartan lo que toca,
Piensan haber caído horriblemente bajo
Cuando por azar cruzan la vía que le es propia.

Su mujer va gritando por los lugares públicos:
Si me encuentra tan bella para rendirme culto, 
Adoptando el papel de los antiguos ídolos
Me cubriré de oro como ellos, a mi gusto.

Me embriagaré de nardos, de inciensos y de mirras, 
Y de genuflexiones, de carnes y de vinos,
Usurparé con creces en un ser que me admira,
Todos los exaltados homenajes divinos.

Y cuando esté cansada de esas farsas impías,
Mi mano fuerte y frágil sellará su destino,
Mis garras afiladas como las de una arpía
Hasta su corazón se abrirán un camino,

Y como un joven pájaro que tiembla y que palpita,
Arrancaré del pecho su rojo corazón,
Para satisfacer mi bestia favorita
Se lo arrojaré al suelo, con desdén, sin pasión.

Hacia el cielo, en el cual ve un espléndido trono,
El poeta sereno dirige su plegaria,
Y los potentes rayos de su espíritu lúcido
Le impiden ver los pueblos erizados de rabia.

Bendito tú, señor, que das el sufrimiento
Como santo remedio de nuestras impurezas,
Y como el más excelso y más puro fermento
Que para los sagrados placeres nos da fuerza.

Yo sé bien que tú guardas un lugar al poeta
En las filas felices de tus santas legiones,
Y que es un invitado tuyo a la eterna fiesta
De virtudes, dominios y permanentes dones.

Yo sé bien que el dolor es la nobleza prístina
Contra la que no pueden la tierra y los infiernos,
Y que para tejer mi gran corona mística,
Hay que vencer los mundos y dominar los tiempos.

Ni las joyas perdidas de viejas capitales,
Los metales ocultos y las perlas del mar,
Montados por tu mano nunca serán bastantes 
Para esta diadema deslumbrante adornar.

Porque estará tan solo revestida de luz, 
Recogida en el foco de rayos primitivos,
Del que los ojos vivos en todos su esplendor,
No son más que reflejos vagos y oscurecidos.

Bénédiction 
Charles Beaudelaire

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

- " Ah ! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !

Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,

Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés ! "

Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.

Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.

Il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.

Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur férocité.

Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.

Sa femme va criant sur les places publiques :
" Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;

Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins !

Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'à son coeur se frayer un chemin.

Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain ! "

Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide,
Le Poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :

- " Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête,
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.

Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.

Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
A ce beau diadème éblouissant et clair ;

Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! "

Source : La Redención por la Belleza
Traduction : C.Marchais



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