La Colombie vit des jours historiques. J'espère que vous prendrez autant de plaisir à lire le beau texte de Carlos Satizábal que j'en ai eu à le traduire : El primer dia de la vida sin guerra.
Beatriz Gonzalez. Los Inundados 2011
Aujourd'hui est le premier jour de la vie que nous vivons sans guerre, sans la cruauté et la dégradation de la guerre entre l'Etat et la guérilla la plus ancienne et la plus nombreuse de tous les pays de l'hémisphère. Aujourd'hui commence le chemin ardu, le défi immense et émouvant, joyeux et fou, plein de l'imagination et de l'inventivité de la vie en paix, deuxième opportunité sur la terre pour notre espèce, comme le désirait et l'avait prophétisé le grand maitre du langage sur cette terre : Gabriel Garcia Márquez.
Tous les jours dont je me souviens et tous ceux dont je ne me souviens plus, la guerre était là, dans les murs de l'enfance et de la jeunesse, et de la vie adulte que je vis maintenant, et dans les infos, et dans les histoires de terreur et de fantômes du soir, et dans les bavardages de la cuisine, du petit déjeuner et des repas. Avant de naitre à cette vie, mon grand-père avait déjà perdu les deux fincas qu'il avait gagné avec son travail de paysan et de muletier. Et il avait perdu en une nuit un hôtel qu'il avait construit dans le bourg où il avait migré pour fuir la guerre, l'hôtel - comme les fermes perdues - a brulé dans les incendies de la haine et du pillage, pendant les jours de violence qui précédèrent et qui suivirent l'assassinat de Gaitán. Et c'est pendant cette seule nuit que ses cheveux sont devenus tout blancs. Mon grand-père était gaitaniste. Pendant cette époque de la Violence, ils ont tué Gaitán et 300 mille gaïtanistes pour éviter la réforme libérale démocratique qu'aurait menée Gaitán avec son futur gouvernement. Et le gouvernement conservateur et phalangiste, et les élites de l'oligarchie libérale conservatrice l'ont assassiné et ont allumé cet incendie qui hier a signé sa fin.
Contre la violence de l'Etat, s'est levé un mouvement de guérilla libérale : Les guérillas de la Plaine (El Llano) et de la Vallée (El Valle) et du Santander et du Tolima et de la Côte (La Costa). "La révolte fut si grande qu'elle fit trembler le continent même" chante l'un des refrains de Guadalupe Années Sans Compte... Avec Guadalupe Salcedo, commandant de ce mouvement guérilléro, l'Etat négocia la Paix. Et il l'a trahi. Ils assassinèrent Guadalupe et presque tous les chefs guérilléros. Et de cette trahison est née une autre guérilla. Il n'y a pas un jour et pas une nuit de la vie que j'ai vécue où la guerre n'était pas dans les murs : Marquetalia était le nom d'une bande de gars de mon village que nous admirions et que nous craignions. Les murs de mon village criaient vengeance et résistance, et leurs cris étaient comme du sang dans nos oreilles.
Les récits d'horreur et d'égorgements, récits qui dévastèrent mon enfance par des cauchemars, se multiplièrent dans les tueries, les massacres et les corps démembrés qui, aujourd'hui, peuplent de fosses toute la géographie des campagnes du pays et d'épouvante les lieux de torture dans de si nombreuses villes. Toute la vie vécue dont je garde le souvenir et celle dont je ne me souviens plus, survit chargée de guerre, et de résistance à la guerre, et de guerre de résistance à la guerre. Une violence imposée et une violente réponse à cette violence imposée.
Nous avons assisté à la signature de l'Accord sur le cessez-le-feu bilatéral et définitif et le dépôt des armes entre la plus grande et la plus ancienne guérilla de l'hémisphère, et le plus aguerri des Etats contre-insurrectionnels, avec la plus grande des armées : 500 mille personnes dédiées à la guerre et à la politique de la terreur, avec les plus grosses ressources qu'aucun Etat de cet hémisphère ne dilapide dans une guerre interne : 16 mille millions de dollars annuels, plus de 1.300 millions par mois, 325 millions de dollars par semaine, 45 millions par jour, presque deux millions par heure. Deux jours de budget militaire, c'est plus que ce que dépense l'Etat dans tout le pays en art et culture. Et il faut ajouter à cela ce que dépensent les entreprises de sécurité, qui représentent 500 mille citoyens armés de plus et qui travaillent comme vigiles devant les portes, les parkings, les couloirs des magasins, etc... Et aussi les milliers de gardes du corps privés qui s'occupent d'environ cinq mille multi-riches et leurs familles menacées, tape-à-l'oeil et craintives, et aussi cinq mille personnes en armes ou plus dans des groupes paramilitaires et assassins occupés à déplacer les populations, et à spolier les terres et à terroriser ceux qui ont été spoliés et à racketter chaque petit commerce dans les nombreux quartiers populaires de toutes les grandes villes du pays, et occupés aussi à d'autres affaires criminelles : narcotrafic, prostitution, etc...
La guerre est ici un commerce immense. C'est pourquoi les ennemis de la paix sont si puissants. Construire la paix représente un défi colossal. Comme le disait Simón Rodríguez, le bon maitre de Simón Bolívar, : "Ou nous inventons, ou nous sommes dans l'erreur". Et être dans l'erreur, ici, ce n'est pas seulement se tromper, c'est continuer à être errants, avec la plus grande foule d'errants et de déplacés de la planète...
Hier a été signé le cessez-le-feu bilatéral et définitif entre la plus ancienne et la plus grande guérilla, et les forces armées de l'Etat, un acte unique, historique, dans le très long conflit armé interne de notre anarchique, rebelle, inventif et beau pays. Il est prévisible, il faut s'attendre à ce que très prochainement le gouvernement et l'autre guérilla le fassent aussi. Le premier pas pour que les guérillas reviennent à la vie civile et fassent de la politique sans qu'on les tue ou qu'on les enferme avec des montages judiciaires, et qu'avec tous ceux qui sont aussi responsables de cette guerre, ils restaurent la société en racontant la vérité sur les faits atroces de la guerre.
Notre défi en tant qu'artistes est de contribuer à construire la mémoire poétique de ce conflit, l'épopée vécue par ceux qui ont souffert l'horreur et par ceux qui ont fait la guerre, et de le faire entre eux et elles, nous tous et toutes, ensemble, tisser une mémoire poétique dans toutes les voix et tous les langages, qui détisse la guerre et déracine des esprits et des coeurs la haine semée, les désirs de vengeance, la profonde mutation culturelle que tant d'années de violence du langage et de l'horreur vécue ont produit... Il est nécessaire de nous raconter ces histoires terribles, de transformer en récit et en poésie partagée l'horreur vécue. Parce que nous savons déjà qu'un peuple -ou quelqu'un- qui ne connait pas son histoire, est condamné à la répéter... Et la poésie - dans toutes les voix et dans tous les langages - est la mémoire qui survit, le jeu qui transforme la douleur et l'horreur en chant, en force pour persévérer dans l'existence, dans les plaisirs de la vie, dans les mystères de la mort...
Notre défi en tant qu'artistes est de contribuer à construire la mémoire poétique de ce conflit, l'épopée vécue par ceux qui ont souffert l'horreur et par ceux qui ont fait la guerre, et de le faire entre eux et elles, nous tous et toutes, ensemble, tisser une mémoire poétique dans toutes les voix et tous les langages, qui détisse la guerre et déracine des esprits et des coeurs la haine semée, les désirs de vengeance, la profonde mutation culturelle que tant d'années de violence du langage et de l'horreur vécue ont produit... Il est nécessaire de nous raconter ces histoires terribles, de transformer en récit et en poésie partagée l'horreur vécue. Parce que nous savons déjà qu'un peuple -ou quelqu'un- qui ne connait pas son histoire, est condamné à la répéter... Et la poésie - dans toutes les voix et dans tous les langages - est la mémoire qui survit, le jeu qui transforme la douleur et l'horreur en chant, en force pour persévérer dans l'existence, dans les plaisirs de la vie, dans les mystères de la mort...
Carlos Satizábal, 24 juin 2016.