31/12/2015
Le futur de la gauche n’est pas plus difficile à
prévoir qu’un autre fait social. La meilleure manière de l’aborder, c’est avec
ce que j’appelle une « sociologie des émergences ». Elle consiste à
porter une attention particulière à certains signes du présent pour voir en eux
des tendances, des embryons de ce qui sera peut-être décisif dans le futur.
Dans ce texte, je porte une attention particulière à un fait, inhabituel, qui
peut signaler quelque chose de nouveau et d’important : Je me réfère aux
pactes entre différents partis de gauche.
Les
pactes
La famille des gauches n’a pas une forte tradition
de pactes. Certaines branches de cette
famille ont même plutôt tendance à pacter avec la droite qu’avec d’autres
branches de la famille. On
dirait que les divergences internes dans la famille des gauches font partie de
son code génétique, tant elles ont été
constantes tout au long des deux cents dernières années. Pour des raisons
évidentes, les divergences ont été plus grandes et plus notables dans la
démocratie. Quelques fois, la polarisation est telle qu’elle en arrive au point
qu’une branche ne reconnaît même pas que l’autre appartient à la même famille.
Par contre, pendant les périodes de dictature, les ententes ont été fréquentes,
même si elles se terminent une fois la période dictatoriale terminée.
A la lumière de cette histoire, le fait que nous
assistions ces derniers temps à un mouvement de pactes entre différentes
branches des gauches dans les pays démocratiques mérite réflexion. Le sud de l’Europe en est un bon
exemple : l’unité autour de Syriza en Grèce, malgré toutes les
vicissitudes et les difficultés ; le gouvernement dirigé par le Parti
Socialiste au Portugal avec l’appui du Parti Communiste et du Bloco de Esquerda
suite aux élections du 4 octobre 2015 ; certains gouvernements
autonomiques sortis des élections régionales de 2015 en Espagne et, au moment
où j’écris, la discussion sur la possibilité d’un pacte à l’échelle nationale
entre le PSOE, Podemos et d’autres partis de gauche suite aux résultats des
élections générales de décembre. Dans d’autres régions d’Europe et d’Amérique
Latine, certains indices permettent de penser que des pactes similaires
pourraient surgir dans un futur proche. Deux questions s’imposent :
Pourquoi cette impulsion du pacte en période démocratique ? Quelle est sa
viabilité ?
La première question a une réponse plausible. Dans
le cas du sud de l’Europe, l’agressivité de la droite au pouvoir ces cinq
dernières années (nationale ou revêtue de l’habit des « institutions
européennes ») a été si dévastatrice pour les droits des citoyens et pour
la crédibilité du régime démocratique que les forces de gauche commencent à
être convaincues que les nouvelles dictatures du XXIè siècle surgiront sous la
forme de démocraties de basse intensité. Ce seront des dictatures présentées
comme dictamolles ou démocradures, comme gouvernance possible
face à l’imminence d’un chaos supposé dans les temps difficiles que nous
vivons, résultat technique des impératifs du marché et de la crise qui explique
tout sans avoir besoin d’être expliquée. Le pacte est le résultat d’une lecture
politique qui considère que l’enjeu, c’est la survie d’une démocratie digne de
ce nom et que les divergences sur ce que cela signifie maintenant, sont moins
urgentes que de sauver ce que la droite n’a pas encore réussi à détruire.
Répondre à la deuxième
question est plus difficile. Comme le disait Spinoza, les personnes (et
j’ajoute, les sociétés) sont conduites par deux émotions fondamentales :
La peur et l’espérance. L’équilibre entre les deux est complexe mais sans l’une
de ces deux émotions, nous ne survivrions pas. La peur domine quand les
perspectives de futur sont négatives (« c’est moche mais le futur pourrait
être encore pire ») ; d’un autre côté, l’espérance domine quand les
perspectives sont positives ou quand, au moins, la non-acceptation de la
supposée fatalité des perspectives négatives est largement partagée.
Trente ans après l’assaut
global contre les droits des travailleurs, la promotion de l’inégalité sociale
et de l’égoïsme comme vertus sociales majeures, le pillage sans précédents des
ressources naturelles, l’expulsion de populations entières hors de leurs
territoires et la destruction environnementale que cela signifie, la promotion
de la guerre et du terrorisme pour créer des Etats déliquescents et éliminer
les défenses des sociétés face à la spoliation, l’imposition plus ou moins
négociée des traités de libre échange totalement contrôlés par les intérêts des
entreprises multinationales, la suprématie totale du capital financier sur le
capital productif et sur la vie des personnes et des communautés, avec la
défense hypocrite de la démocratie libérale ajoutée à tout cela, on conclura aisément
que le néo-libéralisme est une immense machine à produire des perspectives
négatives pour que les classes populaires ne sachent pas les véritables raisons
de leur souffrance, se conforment avec le peu qu’elles ont encore et soient paralysées
par la peur de tout perdre.
Le mouvement
« pactiste » au sein des gauches est le produit d’un temps, le nôtre,
celui de la prédominance absolue de la peur sur l’espérance. Cela
signifiera-t-il que les gouvernements issus des pactes seront victimes de leur
succès ? Le succès des gouvernements pactés par les gauches se traduira
par une atténuation de la peur, par le retour d’une certaine espérance dans les
classes populaires en montrant à travers une gestion gouvernementale
pragmatique et intelligente, que le droit à avoir des droits est une conquête
civilisatrice irréversible. Au moment où brillera à nouveau l’espérance :
les divergences referont-elles surface et les pactes seront-ils jetés à la
poubelle ? Si cela arrivait, ce serait fatal pour les classes populaires,
qui retourneraient rapidement au découragement silencieux face à ce fatalisme
cruel, si violent pour les grandes majorités et si bienveillant pour les toutes
petites minorités. Mais cela serait aussi fatal pour l’ensemble des gauches, car
il serait démontré pour plusieurs décennies que les gauches sont bonnes à
corriger le passé mais pas à construire le futur. Pour que cela n’arrive pas,
deux types de mesures doivent être mises en œuvre pendant la durée des pactes.
Deux mesures qui ne sont pas imposées par l’urgence du gouvernement courant et
qui, pour cette raison, doivent résulter d’une volonté politique bien
déterminée. Je nomme ces deux mesures Constitution et Hégémonie.
Constitution et Hégémonie
La Constitution est
l’ensemble des réformes constitutionnelles ou infra-constitutionnelles qui
restructurent le système politique et les institutions afin de les préparer à
affronter la dictamolle et le projet de
démocratie d’hyper basse intensité qu’elle implique. Selon les pays, les
réformes seront différentes, les mécanismes utilisés seront eux aussi
différents. Si dans certains cas, il est possible de réformer la Constitution à
travers les Parlements, dans d’autres, il sera nécessaire de convoquer des
Assemblées Constituantes sui-generis, vu que les Parlements seront l’obstacle
majeur contre toute réforme constitutionnelle.
Il peut également arriver
que, dans un contexte déterminé, la « réforme » la plus importante
soit la défense active de la Constitution existante, à travers une pédagogie
constitutionnelle renouvelée dans tous les secteurs du gouvernement. Mais il y
aura quelque chose de commun à toutes les réformes : Revenir au système
électoral le plus représentatif et le plus transparent possible, renforcer la
démocratie représentative par la démocratie participative. Les théories
libérales les plus influentes de la démocratie représentative ont reconnu (et
recommandé) la coexistence ambigüe entre deux idées (contradictoires) qui
assurent la stabilité démocratique : D’un côté, la foi des citoyens dans
leur capacité et leur compétence à intervenir et participer activement en
politique ; de l’autre côté, un exercice passif de cette compétence et de
cette capacité à travers la confiance dans les élites au pouvoir.
Ces derniers
temps, comme l’ont démontré les manifestations qui ont secoué de nombreux pays
depuis 2011, la confiance dans les élites s’est détériorée sans que, pourtant,
le système politique (tel qu’il est conçu ou tel qu’il est pratiqué) permette
aux citoyens de récupérer leur capacité et leur compétence pour intervenir
activement dans la vie politique. Les systèmes électoraux asymétriques,
l’organisation des partis, la corruption, les crises financières manipulées :
Voici quelques raisons de la double crise de représentation (« ils ne nous
représentent pas ») et de participation (« pas la peine de voter, ils
sont tous pareils et aucun ne fait ce qu’il a promis »). Les réformes
constitutionnelles obéiront à un double objectif : Rendre la démocratie
représentative plus représentative, compléter la démocratie représentative par
la démocratie participative. Ces réformes auront pour résultat que la formation
de l’agenda politique et le contrôle de la mise en œuvre des politiques
publiques cesseront d’être un monopole des partis et devront être partagés entre
les partis et les citoyens indépendants organisés démocratiquement dans ce but.
Le deuxième ensemble de
réformes est ce que j’appelle l’hégémonie. L’hégémonie est l’ensemble des idées
sur la société, des interprétations du monde et de la vie qui, parce qu’elles
sont largement partagées, même par des groupes sociaux qu’elles lèsent,
permettent aux élites politiques de gouverner plus par consensus que par
coercition en faisant appel à elles, même quand ils gouvernent contre les
intérêts objectifs des groupes sociaux majoritaires. L’idée que les pauvres
sont pauvres à cause de leur propre faute est hégémonique quand elle est
défendue non seulement pas les riches, mais aussi par les pauvres et les
classes populaires en général. Dans ce cas, par exemple, les coûts politiques
des mesures tendant à éliminer ou à réduire drastiquement le RMI sont bien
moindres. La lutte pour l’hégémonie des idées de société qui soutiennent le
pacte entre les gauches est fondamentale pour la survie et la consistance de ce
pacte. Cette lutte a lieu dans l’éducation formelle et dans la promotion de
l’éducation populaire, dans les médias, dans le soutien aux médias alternatifs,
la recherche scientifique, la transformation des parcours dans les universités,
dans les réseaux sociaux, l’activité culturelle, les organisations et les
mouvements sociaux, dans l’opinion publique et dans l’opinion publiée. C’est à
travers elle que se construisent de nouveaux sens et de nouveaux critères
d’évaluation de la vie sociale et de l’action politique – l’immoralité du
privilège, de la concentration de la richesse et de la discrimination raciale
et sexuelle ; la promotion de la solidarité, des biens communs et de la
diversité culturelle, sociale et économique ; la défense de la
souveraineté et de la cohérence des alliances politiques ; la protection
de la nature – critères qui rendent plus difficile la contre-réforme des
branches réactionnaires de la droite qui sont les premières à surgir au moment
de la fragilité du pacte. Pour que cette lutte ait du succès, il est nécessaire
de promouvoir des politiques qui, à première vue, sont moins urgentes et
gratifiantes. Si cela n’est pas, l’espérance ne survivra pas à la peur.
Des apprentissages globaux
S’il est possible
d’affirmer une chose avec quelque certitude à propos des difficultés que
rencontrent les forces progressistes en Amérique Latine, c’est que ces
difficultés sont dues au fait que leurs gouvernements n’ont affronté ni la
question de la Constitution, ni celle de l’hégémonie. Dans le cas du Brésil, c’est
particulièrement dramatique et cela explique en partie pourquoi les énormes
avancées sociales des gouvernements de l’époque Lula sont maintenant si
facilement considérées comme de simples rouages populistes et opportunistes,
même par leurs bénéficiaires. Cela explique également pourquoi les nombreuses
erreurs commises – d’abord, avoir renoncé à la réforme politique et à la
réforme de régulation des médias, mais aussi d’autres erreurs qui laissent des
blessures ouvertes dans des groupes sociaux importants et aussi divers que les
paysans sans terre ni réforme agraire, les jeunes noirs victimes du racisme,
les peuples indigènes illégalement expulsés de leurs territoires ancestraux,
les peuples indigènes et les quilombos dont les réserves sont homologuées mais non
décrétées, les périphéries des grandes villes militarisées, les populations
rurales empoisonnées par les agro-toxiques, etc…– ne sont pas considérées comme
des erreurs mais omises et même converties en vertus politiques, ou acceptées a
minima comme des conséquences inévitables d’un gouvernement réaliste et
développementiste.
Les tâches non accomplies
de la Constitution et de l’hégémonie expliquent aussi que la condamnation de la
tentation capitaliste par les gouvernements de gauche soit centrée sur la
corruption et donc sur l’immoralité et l’illégalité du capitalisme, et non sur
l’injustice systématique d’un système de domination qui peut se réaliser en
respectant parfaitement la légalité et la morale capitaliste.
L’analyse des conséquences
de la non-résolution des questions de la Constitution et de l’Hégémonie est
essentiel pour prévoir et prévenir ce qui peut arriver dans les prochaines
décennies, pas seulement en Amérique Latine, mais aussi en Europe et dans
d’autres régions du monde. Entre les gauches latino-américaines et celles
d’Europe du Sud, se sont établis ces vingt dernières années d’importants canaux
de communication qui doivent encore être analysés dans toutes leurs dimensions.
Depuis le début du budget participatif à Porto Alegre (1989), plusieurs
organisations de gauche en Europe, au Canada et en Inde (parmi celles que je
connais) ont commencé à faire attention aux innovations politiques qui
surgissaient dans le champ des gauches de plusieurs pays d’Amérique Latine.
A partir de la fin des
années 1990, avec l’intensification des luttes sociales, la montée au pouvoir
de gouvernements progressistes et les luttes pour les Assemblées Constituantes,
surtout en Equateur et en Bolivie, il est apparu clairement qu’une profonde
rénovation de la gauche était en cours, dont on avait beaucoup à apprendre. Les
traits principaux de cette rénovation étaient les suivants : Une
démocratie participative articulée à la démocratie représentative, articulation
d’où les deux sortaient renforcées ; le rôle essentiel des mouvements
sociaux, dont le Forum Social Mondial de 2001 a été une preuve éloquente ; une
nouvelle relation entre les partis politiques et les mouvements sociaux ;
l’entrée remarquable dans la vie politique de groupes sociaux considérés
marginaux jusque là, comme les paysans sans terre, les peuples indigènes et les
peuples afro-descendants ; la célébration de la diversité culturelle, la
reconnaissance du caractère plurinational des pays et l’objectif d’affronter
les héritages coloniaux insidieux toujours présents. Cette liste est suffisante
pour mettre en évidence comment les deux luttes auxquelles je me suis référé
(la Constitution et l’hégémonie) ont été présentes dans ce vaste mouvement qui
paraissait refonder pour toujours la pensée et la pratique de gauche, pas
seulement en Amérique Latine, mais dans le monde entier.
La crise financière et
politique, surtout à partir de 2011, et le mouvement des indignés, ont été les
détonateurs de nouvelles émergences politiques de gauche dans le sud de
l’Europe. Les leçons de l’Amérique Latine y ont été très présentes,
particulièrement la nouvelle relation parti-mouvement, la nouvelle articulation
entre démocratie représentative et démocratie participative, la réforme
constitutionnelle et, dans le cas de l’Espagne, les questions de la pluri-nationalité. Mieux
que n’importe quel autre, le parti espagnol Podemos représente ces
apprentissages, alors que ses dirigeants ont, dès le début, été conscients des
différences substantielles des contextes politiques et géopolitiques européen
et latino-américain.
La forme que prendront ces apprentissages dans le nouveau cycle politique qui
émerge en Europe du Sud est, pour le moment, inconnue. Mais, on peut d’ores et
déjà émettre l’hypothèse suivante : S’il est vrai que les gauches
européennes ont appris des nombreuses innovations des gauches
latino-américaines, il n’en est pas moins vrai (et tragique) que ces dernières
ont « oublié » leurs propres innovations et que, sous une forme ou
sous une autre, elles sont tombées dans les pièges de la vieille politique, où
les forces de droite montrent facilement leur supériorité vu leur longue
expérience historique accumulée.
Si les canaux de
communication se maintiennent aujourd’hui, et toujours en préservant la
différence de contextes, il serait peut-être temps que les gauches
latino-américaines apprennent aussi des innovations qui surgissent dans les
gauches du Sud de l’Europe. Parmi elles, je souligne : maintenir vivante
la démocratie participative au sein même des partis de gauche eux-mêmes, comme
condition préalable à leur adoption dans le système politique national en lien
avec la démocratie représentative ; des pactes entre forces de gauche (pas nécessairement seulement entre partis)
et jamais avec des forces de droite ; des pactes pragmatiques ni
clientélistes (ce ne sont pas des
personnes ou des postes dont on discute, mais des politiques publiques et des
mesures du Gouvernement), ni de reddition (en articulant les lignes rouges qui ne peuvent pas être dépassées avec la notion de priorités ou, comme on
disait auparavant, en distinguant les luttes premières des luttes secondaires) ;
insistance dans la réforme constitutionnelle pour blinder les droits sociaux et
rendre le système politique plus transparent, plus proche et plus dépendant des
décisions citoyennes, sans devoir attendre les élections périodiques (renforcement du référendum) ; et
dans le cas espagnol, traiter démocratiquement la question de la pluri-nationalité.
La machine fatale du
néolibéralisme continue à produire de la peur à grande échelle, et à chaque
fois qu’elle manque de matière première, elle fait dérailler l’espérance qu’elle
peut trouver dans les coins les plus cachés de la vie politique et sociale des
classes populaires, elle la triture, elle la mouline et la transforme en
peur. Les gauches sont le sable qui peut enrayer cet engrenage spectaculaire
afin d’ouvrir les brèches par où la sociologie des émergences fera son travail
de formulation et d’amplification des tendances, ces « pas encore »,
qui font poindre un futur digne pour les grandes majorités. C’est pour cette
raison qu’il est nécessaire que les gauches sachent avoir peur sans avoir peur
de la peur. Qu’elles sachent soustraire des semences d’espérance à la broyeuse
néolibérale et qu’elles les plantent dans des terrains fertiles où chaque fois
plus, les citoyens sentent qu’ils peuvent vivre bien, protégés, aussi bien de l’enfer
du chaos imminent, que du paradis des sirènes de la consommation obsessive.
Pour qu’il en soit ainsi, la condition minimale est que les gauches soient
fermes dans deux luttes fondamentales : La Constitution et l’hégémonie.
Sources :
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